Par Aristide Renou.
Le 9 février 1933, les membres du club de débat de l’Université d’Oxford (Oxford Union Debating Society) furent invités à se prononcer sur la motion suivante : « Que les membres de cette assemblée ne se battront en aucune circonstance pour leur Roi et leur patrie » (« That this House will in no circumstances fight for its King and Country »). Après un débat enflammé la motion, défendue notamment par le « philosophe » socialiste C.E.M. Joad, fut adoptée par 275 voix contre 153.
Neuf jours avant l’adoption de la « motion Joad » (ainsi qu’elle fut le plus souvent nommée par la suite) Hitler était devenu le dernier chancelier de la République de Weimar agonisante.
Ce débat estudiantin suscita un émoi considérable dans le Royaume-Uni. Le 17 février, Winston Churchill, parmi beaucoup d’autres, flétrissait cet « aveu abject, misérable, indécent » dans lequel il voyait « un symptôme particulièrement répugnant et inquiétant ». Il ajoutait :
« Mon esprit se projette par-delà le détroit de la Manche et de la mer du nord, là où de grandes nations se tiennent prêtes à défendre leurs gloires ou leurs existences avec leurs vies. Je pense à l’Allemagne, avec ses splendides jeunes gens aux yeux clairs, défilant sur toutes les routes du Reich en chantant leurs chants anciens, demandant à être enrôlés dans l’armée ; recherchant fiévreusement les armes de guerre les plus terribles ; brûlant de souffrir et de mourir pour leur patrie. Je pense à l’Italie, avec ses ardents fascistes, son chef renommé, et son sévère sens du devoir national. Je pense à la France, anxieuse, aimant la paix, pacifiste jusqu’à la moelle des os, mais armée jusqu’aux dents et déterminée à survivre dans le monde en tant que grande nation. On peut presque voir la moue de mépris sur le visage des hommes de tous ces peuples alors qu’ils lisent le message envoyé par l’université d’Oxford au nom de la jeune Angleterre. »
Trois semaines plus tard, le propre fils de Churchill, Randolph, proposa une motion ayant pour objet d’annuler la motion Joad. Sa proposition fut rejetée par 750 voix contre 138 après un débat particulièrement houleux à l’issue duquel il dût être protégé par la police pour pouvoir regagner son hôtel.
A l’étranger non plus la motion Joad ne passa pas inaperçue. Plus d’une personne y vit la confirmation que le peuple anglais était définitivement décadent, efféminé, et pouvait désormais être compté pour quantité négligeable. Et lorsque ce genre de conclusion est tiré par des hommes qui ont en mains les destinées de leur pays, qui donc oserait affirmer qu’une simple joute oratoire au sein d’une université ne saurait avoir d’influence sur la marche du monde ?
Dans ses Mémoires de guerre, Churchill note tout particulièrement l’effet que produisit le vote de la motion Joad sur Mussolini :
« Comme Hitler, Mussolini considérait l’Angleterre comme une vieille dame amorphe et effrayée, qui se contenterait au pire de fanfaronner, et se trouvait dans l’incapacité de faire la guerre. Lord Lloyd, qui entretenait des relations amicales avec Mussolini, avait noté combien le dictateur avait été frappé par la motion Joad, votée par les étudiants d’Oxford qui « refusaient de combattre pour le Roi et pour la patrie ». »
Lorsque, le 10 juin 1940, le Duce décida de déclarer la guerre à une France déjà vaincue et de se ranger définitivement derrière l’Allemagne nazie, scellant ainsi le destin de l’Italie, il était absolument convaincu que la Grande-Bretagne allait se faire « tordre le cou comme un poulet » en trois semaines par l’irrésistible Wermacht, selon l’expression employée alors par le maréchal Pétain. Et il n’est pas interdit de penser que la motion Joad était encore bien présente à son esprit.
Il est vrai que ce « symptôme particulièrement répugnant et inquiétant » était loin d’être isolé. En mars 1927, déjà, les étudiants de l’université de Cambridge avaient adopté par 213 voix contre 138 la motion intitulée « Qu’une paix durable ne peut être garantie que si le peuple anglais adopte un pacifisme inconditionnel ». Et, durant ces années, les gouvernements qui se succédaient à la tête du Royaume-Uni semblaient effectivement avoir fait leur une telle maxime. Les occasions d’arrêter le réarmement de l’Allemagne et la marche à la guerre furent gaspillées les unes après les autres, principalement, hélas, il faut bien le dire, par la profonde ineptie des Britanniques qui, à chaque fois que la France fit mine d’agir, lui firent bien comprendre qu’ils ne la soutiendraient pas.
Les degrés de l’escalier menant au désastre furent descendus posément un à un par la Grande-Bretagne, jusqu’à l’incroyable erreur et au déshonneur ineffaçable de Munich.
Lorsque, finalement, le gouvernement anglais se résigna à une guerre devenue inévitable, le Royaume-Uni était dans un état d’impréparation à peu près total. Au moment où la bataille de France commença, presque un an après le début de la guerre, les Anglais ne pouvaient encore aligner qu’une dizaine de divisions et un millier de canons.
Pourtant, lorsque fut venu le temps de la bataille d’Angleterre, les Britanniques montrèrent qu’ils n’avaient rien de vieilles dames amorphes et effrayées. Galvanisés par Churchill, ils se montrèrent aussi impavides, inventifs, et intraitables qu’ils avaient pu l’être durant les plus grandes heures de leur longue histoire. Napoléon, comme Louis XIV avant lui, s’était cassé les dents sur le « peuple de boutiquiers », Hitler n’obtint pas de meilleurs résultats.
Parmi ces Britanniques qui moururent bravement et anonymement pour défendre leur île, puis pour terrasser l’Allemagne, combien avaient éprouvé un lâche soulagement après Munich ? Combien avaient approuvé et encouragé le pacifisme suicidaire de leurs gouvernants ? Combien parmi ceux qui avaient voté avec enthousiasme la motion Joad ? Nous ne le savons évidemment pas. Il n’existe pas de statistiques permettant de répondre à cette question, mais nous pouvons être moralement certains qu’ils furent très nombreux.
En septembre 1939, l’armée britannique ouvrit un bureau de recrutement à Oxford en invitant les étudiants âgés de moins de 25 ans à s’engager. Sur 3000 candidats potentiels plus de 2600 se portèrent volontaires.
Lorsque, comme cela m’arrive hélas trop souvent, je suis tenté de baisser les bras et de laisser mon pays aller comme il va, c’est-à-dire, à mon avis, très mal, je pense parfois à cet épisode peu connu de la motion Joad, et cela me ramène à plus d’humilité.
Je me dis (à peu près) : « Tu considères tes contemporains comme de grands enfants très dégénérés et très mal élevés. Tu as certes bien des raisons objectives de porter ce jugement (et n’oublie pas que tu en as tout autant de penser que tu ne vaux pas beaucoup mieux). Mais ne tire pas de conclusions trop catégoriques de ce que tu vois autour de toi. Tu méprises, à juste titre, ceux qui sont certains qu’ils seraient de nouveaux Jean Moulin si quelque chose comme l’Occupation devait à nouveau se produire. Ne tombe pas dans le travers inverse de penser que, dans une telle occurrence, tous tes compatriotes seraient des Adolfo Ramirez ou des serpillères. Ils sont déchus, peut-être (et toi avec eux), mais n’affirme pas qu’ils sont incapables de se relever, car tu n’en sais rien. Souviens-toi de tous ceux qui ont fait leur devoir et sont morts pour le Roi et la Patrie après avoir approuvé la motion Joad, ou son équivalent. Fais ce que tu dois, tâche de te préserver toujours du désespoir, pour toi-même ou pour les autres, le reste est à la grâce de Dieu. Et commence donc par essayer de vivre conformément à tes propres principes. Y a du boulot. » ■
Précédemment paru sur la riche page Facebook de l’auteur (2 septembre).
Remarquable leçon d’histoire et remarquable réflexion !