Par Pierre de Meuse.
Malgré leur hostilité mutuelle, les dirigeants russes et occidentaux sont d’accord pour s’attribuer le même rôle dans la guerre d’Ukraine : celui des vainqueurs de 1945. Tout l’univers des médias assimile d’une seule voix l’intervention russe à la conférence de Munich aboutissant aux fameux accords du 30 septembre de la même année. Dans le même sens Macron parle aux Français en les adjurant de faire des sacrifices « pour la liberté ».
Et de son côté, Poutine et toute sa diplomatie nous répètent à l’envi qu’ils ne font rien d’autre que la continuation de la « grande guerre patriotique », avec pour objectif la « dénazification de l’Ukraine ». On voit même une charmante diplomate russe qui, dans un français impeccable, nous explique que Staline n’a jamais menacé la liberté des Français. S’agit-il véritablement d’un prisme de lecture idéologique qui nous renvoie plus de quatre-vingts ans en arrière ? Probablement pas, car malgré leurs emblèmes runiques les soldats d’Azov et autres milices ne sont que les outils d’un régime mafieux et ultra corrompu, qui aurait fait frémir de mépris le Dr Goebbels. Non, il s’agit de surfer sur les certitudes, essentiellement celle d’être du bon côté de la barrière, celui qui va gagner, celui qui exprime la conformité avec « les aspirations essentielles de l’humanité » pour parler comme « Le Monde ».
Pourtant, cette grille de lecture hégélienne ne dépasse pas le niveau d’un thème de communication, et ne rend compte ni des besoins ni des rapports de force. Car la nature de cette guerre évoque plutôt un passé bien plus lointain, nous renvoyant à une époque où le monde se limitait pour notre mémoire aux bords de la Mer Égée, la guerre du Péloponnèse, qui se déroula de 431 à 404 avant notre ère et qui opposa la puissance maritime d’Athènes à celle, essentiellement continentale, de Sparte. Athènes avait pour elle sa domination intellectuelle, qui rayonne toujours aujourd’hui sur l’esprit européen, et qui suscita la reconnaissance et la vénération de Maurras, mais cette supériorité ne la conduisait pas à sa contenter. Athènes avait mis en coupe réglée toutes les cités grecques qui l’entouraient. À l’origine de cette situation, le développement de la Ligue de Délos, ayant pour but d’intégrer ces cités-États dans une alliance militaire, que l’effacement relatif de la puissance médique avait privé d’utilité. Or, ces alliés avaient renoncé à entretenir une véritable puissance militaire, se contentant de payer un tribut, le phoros, un tribut de plus en plus lourd, qui transforme les alliés en sujets soumis, non plus à une hégémonie, mais à une arché, une autorité insupportable, ne tolérant aucune autonomie, encore moins une sécession. Ce sont, par exemple, les guerres de l’Eubée, en 446, ou celle de Samos en 440, extrêmement meurtrières. Face à Athènes, Sparte ne bénéficie nullement de la sympathie des Cités : un État autoritaire et aristocratique, crispé sur des conceptions archaïques, sans rayonnement culturel. Pourtant, Corinthe, résistant aux empiètements d’Athènes, et malgré une culture aux antipodes de Sparte, s’allie avec elle. Les gouvernements athéniens usent de sanctions économiques, n’hésitant pas à étrangler les cités récalcitrantes, comme Mégare. Le conflit se double d’une violente confrontation entre la conception « démocratique » d’Athènes, et la préférence aristocratique encouragée par Sparte. Cela explique la cruauté de la guerre : en 417, les Spartiates prennent de Hysiai, près d’Argos, et massacrent tous les hommes de cette ville. En 416, Athènes extermine toute la population de Mélos. En 413, Athènes met à mort tous les habitants de Mycalesse, notamment les enfants qui étaient à l’école.
Thucydide résume ces actes dans la formule suivante : « Il est dans la nature de l’homme d’opprimer ceux qui cèdent et de respecter ceux qui résistent. »
Naturellement, la guerre intestine à la Grèce permet à l’Empire perse de s’immiscer dans le conflit, affaiblissant les deux camps. Néanmoins La thalassocratie athénienne est détruite et ne se relèvera jamais. La guerre a profondément modifié la destinée des cités grecques, qui connaissent ainsi la fin de leur âge d’or. Nous avons là un modèle qui, par bien des traits, présente des similitudes avec le conflit actuel, y compris dans ses conséquences. ■
J’ai lu sur Facebook cet article qui m’a plu parce que pertinent et original. « Du coup » (sic), je découvre votre site que je vais commencer à suivre, pour me faire une idée. Merci à l’auteur.