Par Pascal Cauchy.
La taille de la Russie lui permettra-t-elle de résister aux sanctions économiques et culturelles qui la frappent ? Non seulement les circuits alternatifs se mettent en place mais encore les Russes ont déjà plusieurs fois expérimenté la pénurie… et il n’est pas certain que le modèle occidental leur apparaisse comme si désirable.
Le risque de déstabilisation de l’économie mondiale est proportionnel à l’effort imposé à la Russie. Chacun trouve la parade.
« Sanction », le mot a une force peu commune. Il dépasse en intention la punition, le blâme, la correction. Les Latins, qui savaient le sens des mots, parlaient de sancire, soit « rendre sacré », « inviolable ». Puis le verbe entra dans le vocabulaire de la loi pour signifier « établir solennellement ». Aussi, quand les Européens (comprendre « Bruxelles »), poussés par Washington et ses alliés, décidèrent de sanctions à l’encontre de la Russie, c’est bien de toute la puissance de la loi de Dieu et des hommes qu’ils entendaient frapper l’infâme. Depuis le 24 février, Il n’en fallut pas moins de « six trains de sanctions » pour mener ce que le ministre français Bruno Le Maire appelait de ses vœux, une « guerre totale ». Cela fait frémir, le mot ayant été employé au moment le plus intense de la guerre contre l’URSS par Josef Goebbels. Ces sanctions ont d’abord eu pour objectif d’établir un blocus de la Fédération de Russie afin d’obtenir son effondrement économique et, par conséquence, des révoltes qui mettraient fin brutalement au pouvoir de V. Poutine. Puis, fin mars, l’objectif fut plus mesuré et réaliste. Il s’agissait de limiter son effort militaire afin de permettre à Kiev de soutenir une résistance militaire alimentée par un appui non officiel en hommes puis, revendiqué, en armes.
Six mois plus tard, qu’en est-il ? Partons d’un rapport d’universitaires de Yale publié fin juillet. Selon les spécialistes américains, outre les sanctions sur les hydrocarbures, « les départs des entreprises et les sanctions paralysent l’économie russe, à court et à long terme ». Toutes les modélisations fiables, c’est-à-dire occidentales, le démontrent, les chiffres russes des entreprises et des ministères étant, par principe, jugés tous falsifiés ; la prévision par hypothèse mathématique indique l’effondrement de la Russie à terme. La guerre par procuration est donc efficace, la situation russe étant considérée comme « désespérée ». La conclusion du rapport confirme, comme de bien entendu, l’efficacité des sanctions et l’importance de renforcer le blocus. Et après ? La guerre nucléaire ? L’écroulement de l’économie mondiale ? Des révoltes partout dans le monde ? Ce qui est cocasse avec les économistes américains, c’est leur coté farce et leur ignorance du monde et de l’histoire. On se souvient, sans rire, des prescriptions de l’école de Chicago dans les années 80-90 et des faillites argentine ou chilienne, de la crise de 2008, etc.
Contourner l’embargo
Certes, ces sanctions occidentales sont, par leur ampleur, exceptionnelles. Elles sont à la mesure de celles, en temps de guerre, que connurent l’Allemagne entre 1914 et 1918, de celles que Napoléon fit subir aux Anglais avec une réelle possibilité de réussite. La fermeture des frontières, l’embargo sur les produits essentiels à l’industrie, la saisie de biens, des listes de proscrits, tout y passe. Et même au-delà des sanctions officielles on a pu voir des sanctions « culturelles » inédites dans l’histoire des relations internationales. Des universitaires rejettent leurs étudiants russes (comme ceux de la Sorbonne), des artistes sont interdits de séjours, des auteurs classiques sont supprimés des répertoires, des œuvres d’arts prêtées par des musées russes menacées d’être saisies. Ce sont les mesures financières qui ont donné le plus d’espoir de réussite. Bruno Le Maire, dont le teint à la pâleur légendaire avait enfin bruni, nous annonçait que le blocage de Swift, moyen électronique de transfert monétaire, était une arme « atomique ». La liste des sanctions devint vertigineuse. Dès lors, tous les pays « occidentaux » s’y mettent, même la Suisse. Assurément, n’importe quel pays aurait rendu les armes devant une telle offensive. Mais voilà, la Russie n’est pas la Rhodésie ou Monaco au temps où de Gaulle bloquait les frontières de la Principauté en 1962.
La Russie est un pays continent avec toutes les ressources qu’un tel espace peut procurer. La Russie a une position internationale dominante, avec un siège au Conseil de sécurité de l’ONU, l’arme atomique, des relations fortes avec des grandes puissances comme la Chine et l’Inde sans parler de l’Iran ; sa position en Afrique et même en Amérique latine, un héritage soviétique, lui permet de contourner un embargo imposé par la partie démographiquement minoritaire de la planète (la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud et le Sénégal – 24 pays africains – se sont abstenus lors du vote contre la Russie à l’ONU), et qui plus est, la plus enviée et détestée par le reste du globe. Enfin, et c’est peut-être le principal, la population de la Russie possède une forte capacité à s’adapter corps et biens à une économie de pénurie. C’est là toute son histoire, même la plus tragique.
L’intérêt de la population lié à l’intérêt du pays
Voici donc six mois que les Russes, c’est-à-dire les populations variées de la Fédération de Russie, vivent l’embargo occidental. Deux choses sont à préciser ici. Primo, un embargo existe depuis 2014 et l’annexion de la Crimée. Secundo, les Russes ont atteint dans la décennie précédente le plus haut niveau de vie de leur histoire. Premièrement donc, depuis huit ans, la Russie a entrepris un virage économique sans précédent avec comme volonté première de sortir de l’économie de rente (une croissance fondée sur la seule exportation des hydrocarbures et des minerais) en relançant une industrie nationale et une agriculture locale, puis en déplaçant des investissements privés et publics vers l’Asie et l’Afrique (infrastructures, contrats commerciaux…). Deuxièmement, les Russes ont atteint un mode de vie tout à fait comparable aux Occidentaux (et bien supérieur à celui de l’Ukraine) malgré les différences régionales fortes. Les mécanismes de contournement du blocus occidental visent donc, sinon à maintenir un niveau de vie, du moins à limiter les effets de la crise sur les individus. C’est ce qui explique toutes les initiatives du gouvernement fédéral et des autorités locales. Effet paradoxal de cette guerre, peut-être pour la première fois en Russie le pouvoir prend conscience que l’intérêt de la population va de pair avec l’intérêt du pays. Ainsi, la politique monétaire vise à contenir l’inflation (15 % en juillet d’après la Banque centrale de Russie, 22 % d’après la Banque mondiale). Certes les moyens sont sujets à de vives controverses. Lors du dernier forum économique de Pétersbourg on a vu s’affronter les partisans de la rigueur et ceux de la dépense sociale. Une hausse des minima sociaux est actuellement discuté à la Douma. La perspective des élections locales cet automne donne de la voix aux élus contre l’administration. De même en ce qui concerne le sujet du surendettement, contre lequel certains veulent un moratoire des impôts locaux (toujours élevés en Russie). Pour ceux qui pense, à l’Ouest, que les mesures les plus efficaces sont de priver les Russes de consommer Gucci, Adidas, Zara, LVMH, Rolex, rappelons que la majorité de la population ne se fournit pas quotidiennement dans les boutiques de luxe moscovites. Si Ikea a baissé le rideau, il n’en va pas de même pour le groupe Mulliez (Auchan, Leroy-Merlin) qui n’a pas cédé à la menace du sémillant Zelenski, tout comme le groupe allemand Metro. D’autres marques ont su trouver la parade en cédant à des prête-noms leurs parts, ou l’entreprise, afin de ne pas risquer la répression occidentale comme McDonald’s (Canada) et Renault.
Dans ce contexte, la reconversion des marchés prend parfois un chemin inattendu. Ainsi, le commerce de la contrefaçon explose. Le ministère de l’économie l’estime à plus de 16 milliard d’euros. Certes la consommation est à la peine, on estime à moins 6 % les dépenses des ménages sur les 6 derniers mois. L’automobile est la principale victime, le manque de pièces ne favorise pas l’achat du neuf. La conséquence est l’explosion de la vente d’occasion, comme pour la machine à laver le linge. Bref, la débrouille redevient la règle dans un pays qui n’a pas oublié ses réflexes de survie.
En ce qui concerne l’embargo d’envergure, là encore des chemins de traverse sont ouverts. Rappelons que la route de l’Ukraine n’est pas fermée et que le gaz russe continue de circuler malgré un bref moment, en juillet, où le paiement par les sociétés russes de leur prestataire ukrainien semblait compromis (n’oublions pas qu’officiellement la guerre entre la Russie et l’Ukraine n’a jamais été déclarée, ce qui autorise la circulation des marchandises !). Après la comédie de la panne de la turbine de Nordstream 1 stockée au Canada, le gaz revient vers l’Allemagne. La Hongrie, plus aimable à l’égard de Moscou, reçoit davantage d’hydrocarbures que prévu, ce qui augure des reventes à ses voisins qui en sont privés. La Chine est le client-fournisseur privilégié, malgré les ralentissements de sa croissance. Les investissements colossaux de la Russie en Arctique, en Sibérie et en Extrême-Orient depuis dix ans montrent bien la direction des vents. La Chine est assurément la puissance clé du conflit, et, peut-être, l’arbitre. Parfois, des informations surprennent comme celle d’investissements gaziers réalisés en Russie par l’Arabie Saoudite pour 500 millions de dollars début mars. À l’évidence, le monde (sauf les Occidentaux) parie sur une victoire russe, comme le Brésil qui déclare acheter à la Russie « tout le diesel qu’il pourra ». À l’évidence, la Russie a su créer un espace d’échange alternatif à l’Occident. Le projet d’un blocus mondial a échoué. De tout cela il ressort un PIB en recul de 4 % sur le semestre (équivalent à la croissance de 2018), moins brutal que prévu (10% en mars) et les économistes des banques américaines (pas ceux de Yale, donc) JP Morgan, Chase ou Citygroup, améliorent leurs prévisions et voient désormais la production chuter d’à peine 3,5 % sur l’ensemble de l’année (Bloomberg, 12 août 2022).
L’Ouest ne fait plus rêver
Restent les mesures vexatoires, elles sont les plus dangereuses. C’est dans le voisinage proche que se manifestent le plus durement les sanctions à l’égard des Russes. Cela est ressenti peut-être plus douloureusement par la population qu’une inflation élevée. Le blocage des frontières occidentales n’a pas empêché la part privilégiée des touristes russes à fréquenter en masse cet été les plages turques, chypriotes et même thaïlandaises. Par contre, le projet à Vilnius ou à Riga de supprimer la nationalité voire d’expulser les binationaux russes touche un point sensible. De même, la tentative faite par l’UE, par le truchement de la Lituanie, de bloquer l’enclave de Kaliningrad a fait monter la pression.
Les sanctions économiques à l’égard d’un pays continent n’ont qu’une portée limitée, la « maudite capacité à souffrir » (Boris Pasternak) du peuple russe ne favorise pas non plus cette guerre par procuration. Depuis 2014, la Russie s’y est préparée. Le risque de déstabilisation de l’économie mondiale est proportionnel à l’effort imposé à la Russie et beaucoup dans le monde de la finance et de l’industrie le savent. Chacun, à sa place, trouve la parade. Chaque jour, une initiative inattendue naît de la crise.
Aujourd’hui, le moral de la population russe n’est pas bon, comme l’indiquent les sondages de l’institut moscovite Levada. Elle a entrevu la prospérité ces dernières années, elle s’est faite à l’idée qu’elle ressemblait aux Occidentaux, « eux », dans le langage populaire. Dès lors, on peut se comparer. Si une partie (infime) a quitté le pays, c’est provisoirement. Cette émigration n’a rien à voir avec celle des années 1990. Bien sûr, la guerre n’est pas un avenir, chacun le sait. Mais, l’Occident non plus. Les Russes sont très informés sur les réalités occidentales, la séquence « Gilets jaunes » en France a suscité beaucoup de curiosité ; de plus les touristes reviennent avec des réserves sur l’état de nos sociétés (criminalité, émigration, pauvreté, instabilité politique). L’Ouest ne fait plus rêver. C’est cette désillusion qui, tout à la fois, fait accepter la situation actuelle et rend une grande partie des Russes perméables aux arguments du Kremlin sur une Ukraine vue comme l’avant-garde menaçante d’un Occident en plein déclin. ■
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