PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cet article est paru dans Le Figaro de ce 17 septembre. Nous n’y ajouterons pas grand chose si ce n’est que, selon toute apparence, à la lecture de ce texte comme de bien d’autres de même type, la question migratoire est en train de faire éclater des pans entiers du système idéologique et géopolitique européen et mondial de ce que l’on appelle la modernité. Une autre modernité se dessine, en forme de revanche ou de retour, qui donne raison au « vieux » comme disait Boutang, à Maurras donc, et, en un sens, aussi à Charles de Gaulle : cette modernité, c’est celle de la persistance des nations, trop anciennes, trop solides, trop ancrées, consciemment ou non, dans l’être des peuples, pour être diluées, absorbées, sans résistance, dans le grand métissage mondialiste. Nous continuons de vivre à l’ère des nations. Bien ou mal, ce pourrait bien être la réalité qui perdure, par delà les turbulences de ce monde. Nous voyons dans le vote suédois cette vérité-là. Comme Mathieu Bock-Côté, sans-doute.
CHRONIQUE – Le système du cordon sanitaire, fondé sur la censure politique du populisme, est profondément fragilisé.
Les élections suédoises ont provoqué, selon la formule consacrée, un petit tremblement de terre politique à la grandeur de l’Europe. On abuse de cette formule épouvantée, d’ailleurs, mais le choc est réel. Le système du cordon sanitaire, qui domine la vie politique européenne depuis trente ans, et est fondé sur la censure politique du populisme, est profondément fragilisé. Il ne s’effondre toutefois pas, dans la mesure où les Démocrates de Suède, à moins d’une immense surprise, devront se contenter de soutenir le gouvernement sans y participer, même s’ils représentent le parti le plus important du bloc des droites. Mais leur situation a évolué: ils ne sont plus vraiment frappés d’anathème.
Que s’est-il passé pour qu’en quatre ans l’infréquentable devienne fréquentable? Faut-il y voir une évolution de l’éthique démocratique ? L’explication est plus prosaïque. Le système électoral pèse énormément dans l’évolution des normes déterminant la respectabilité des partis, et, pour peu qu’il fonctionne sur le principe de la coalition, il pousse chacun au compromis, loin des indignations théâtralisées. Dans les circonstances, la droite ne pouvait plus maintenir l’interdit entourant les Démocrates de Suède sans se condamner à l’exclusion structurelle du gouvernement. On imagine mal la droite renoncer à gouverner de peur de s’associer à un parti que la gauche juge nauséabond.
Sans le moindre doute, les Démocrates de Suède ont des origines troubles – bien plus troubles que la plupart des partis «populistes» européens. Mais sans le moindre doute non plus, ils ont entrepris, depuis 2005, une transformation profonde de leur doctrine pour l’inscrire dans les paramètres de la démocratie libérale. Leurs adversaires ne veulent y voir qu’une forme de ripolinage. Les Démocrates de Suède auraient misé sur un marketing leur permettant de renouveler leur façade, sans altérer leur noyau idéologique. Leur évolution serait cosmétique, ils seraient à jamais marqués du signe de la bête. Mais à quel moment doit-on considérer qu’un parti autrefois « extrémiste » est désormais un parti démocratique comme les autres ? Il faudrait un jour clarifier ces critères.
Stratégie de l’enfermement dans les origines
Le recours à l’histoire est essentiel pour comprendre cette stratégie de l’enfermement dans les origines. La politologie militante qui domine les études universitaires consacrées à l’«extrême droite» ou au «populisme» cherche toujours à rattacher la généalogie des partis associés à cette mouvance aux années 1930 – cette stratégie de fascisation est grossière, mais efficace médiatiquement. Les plus habiles préfèrent parler de «nouvelle extrême droite», sans qu’on sache toutefois comment ils définissent ce terme, auquel ils tiennent plus que tout. Il faut pourtant moins se tourner vers les années 1930 que vers les années 1990 pour comprendre l’émergence du populisme, directement liée aux dérèglements entraînés par la mondialisation, l’immigration massive et le multiculturalisme.
Nous touchons évidemment ici l’arrière-fond sociologique de la percée des Démocrates de Suède. La Suède est un pays fracturé où les enclaves étrangères se multiplient, même si elles sont souvent composées de populations juridiquement suédoises. La situation de Malmö est à cet égard caricaturale. La crise des migrants de 2015 a particulièrement frappé le pays. Mais le problème est plus profond. On constate, de ce point de vue, à quel point la nationalité s’est dissociée, en quelques décennies, de l’identité, au point de se retourner contre elle, et de censurer toute réflexion sur les différentes dimensions de la grande mutation démographique de notre temps.
Pour beaucoup de Suédois, le peuple historique du pays disparaît sous un artifice juridique qui l’empêche de s’apercevoir et de se nommer. De même, la perversion du droit d’asile l’aura transformé en filière migratoire à part entière. Les émeutes ethniques d’il y a quelques mois et la poussée indéniable de la criminalité étrangère ou d’origine étrangère ont convaincu ceux qui en doutaient encore que l’immigration massive avait viré au désastre. Même le premier ministre vaincu, fièrement de gauche, fut obligé d’en convenir.
On en revient alors au système du cordon sanitaire. Le régime diversitaire partout dominant dans l’Union européenne travaille ardemment à garder à l’extérieur du périmètre de la légitimité politique les partis populistes, ou même nationaux-conservateurs. Il refuse de lutter contre la grande mutation démographique et préfère lutter contre ceux qui s’y opposent, en les accusant de discours haineux. Et pourtant, un nombre croissant d’électeurs vote pour eux. La Suède se présente peut-être alors comme un laboratoire politique. Le refoulement de grands courants politiques finit toujours par engendrer une dynamique de crise. Pendant combien de temps la postdémocratie européenne pourra-t-elle encore se définir contre ses peuples ? ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois(éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] – le Le Nouveau Régime(Boréal, 2017) – Et La Révolution racialiste et autres virus idéologiques, Presses de la Cité, avril 2021, 240 p., 20 €.
Sur le même sujet, excellent article de Gabriel Robin dans « Causeur » : https://www.causeur.fr/suede-un-succes-logique-de-la-coalition-de-droite-242296?utm_source=Envoi+Newsletter&utm_campaign=7aa92819be-Newsletter_4_fevrier_COPY_01&utm_medium=email&utm_term=0_6ea50029f3-7aa92819be-57419901