Par Jean-Christophe Buisson*.
ANALYSE – Comme tout autocrate qui se respecte, le président de l’Azerbaïdjan confond communication et propagande, c’est-à-dire mensonge, argumente Jean-Christophe Buisson, directeur-adjoint du Figaro Magazine. (15.09.2022).
L’Arménie compte déjà plus de 100 morts depuis le début de l’attaque de son territoire par l’Azerbaïdjan, mardi 13 septembre. «L’Histoire se répète toujours deux fois: la première fois comme une grande tragédie, la seconde fois comme une farce sordide», jugeait Karl Marx. Sauf pour le peuple arménien, pour lequel elle a toujours pris l’allure d’une grande tragédie.
Cette fois-ci comme les précédentes: en 1920, quand 20.000 habitants de Chouchi furent passés au fil de l’épée de l’armée islamique du Caucase créée sous l’égide du voisin turco-ottoman que le génocide de 1915 n’avait pas rassasié ; en 1992, quand Bakou lança en vain ses troupes sur les habitants du Haut-Karabakh qui, refusant de rester des citoyens azerbaïdjanais comme le leur avait imposé Staline soixante-dix ans plus tôt, avaient proclamé leur indépendance ; en septembre 2020, quand Ilham Aliev tenta de reconquérir ces mêmes terres arméniennes.
Non sans un relatif succès: l’accord de cessez-le-feu du 10 novembre 2020 mettant fin à «la guerre de 44 jours» actait notamment la restitution de trois quarts du territoire de l’Artsakh à l’Azerbaïdjan. Mais aussi «la restauration des liaisons économiques et de transport» entre l’Azerbaïdjan et sa région exclavée du Nakhitchevan, située entre la Turquie et l’Arménie. Ce qui supposait donc la création d’un corridor (contrôlé par les forces de paix russes) en plein territoire souverain arménien – la région du Syunik.
Ce corridor, qui tarde à se mettre en place, est devenu l’obsession de l’autocrate de Bakou, Ilham Aliev. D’abord parce qu’il permettrait de créer ce fameux couloir permettant à son puissant ami, protecteur et voisin Recep Tayyip Erdogan (qui a dit un jour à propos de leurs pays: «Deux États, une nation») de reconstituer un empire turcique au territoire continu, allant d’Istanbul à Urumqi, dans le Xinjiang chinois où vivent les turcophones ouïgours. Ensuite parce que le rêve d’Aliev, maintes fois revendiqué, n’est pas seulement d’agréger le Haut-Karabakh ou des villages frontaliers à l’Azerbaïdjan, mais toute l’Arménie.
Comme les génocidaires turcs de 1915, les autorités azéries parlent des Arméniens comme des sous-hommes, des «chiens à chasser» – les contenus des livres scolaires à Bakou sont à ce titre édifiants. C’est pourquoi les bombardements des dernières quarante-huit heures ont visé plusieurs régions de la République d’Arménie: au nord-est, le Gegharkunik, près du lac Sevan (Vardenis, Jermuk, Sotk) ; au centre, les environs de la route menant à Erevan, la capitale arménienne, via Goris et Sisian ; au sud, plusieurs localités du Syunik, dont Kapan (45.000 habitants). Outre des tirs d’artillerie et de mortiers, des drones ont été utilisés, épaulant par endroits des tentatives d’assaut terrestre qui ont été repoussées.
Selon le président Aliev, au pouvoir depuis 2003 (comme Erdogan…), il s’agissait de riposter aux «provocations arméniennes» à la frontière. Comme tout autocrate qui se respecte, le satrape de Bakou confond communication et propagande, c’est-à-dire mensonge. Sa rhétorique, digne de celle de Poutine parlant d’«opération spéciale» pour ne pas dire invasion, a pour seul objet de donner un vernis de légitimité à sa politique de conquête impérialiste.
Pourquoi se priverait-il? L’affaire a parfaitement fonctionné il y a deux ans, quand la majorité des diplomaties occidentales et la plupart des médias reprenaient les éléments de langage de l’Azerbaïdjan en évoquant «un conflit territorial» entre deux pays du Caucase. Au lieu de rappeler que l’un des deux pays – l’agresseur azéri – était une dictature soutenue par la Turquie et le Pakistan et n’hésitait pas à utiliser des armes interdites et à recruter des mercenaires djihadistes, tandis que l’autre – l’agressé arménien – était la plus vieille nation chrétienne du monde régie par des lois démocratiques. Du malheur de ne pas s’appeler l’Ukraine…
Pays francophone lié à la France par l’Histoire (bien avant 1915), le partage de valeurs civilisationnelles et spirituelles communes, la présence sur notre sol de plus de 600.000 concitoyens descendant de rescapés du génocide, l’Arménie attend de la France qu’elle réponde au défi lancé par l’Azerbaïdjan. Mais le peut-elle depuis la signature en juillet par Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, d’un accord prévoyant un doublement des importations de gaz azerbaïdjanais dans l’Union européenne ? ■
Jean Christophe Buisson est écrivain et directeur adjoint du Figaro Magazine. Il présente l’émission hebdomadaire Historiquement show4 et l’émission bimestrielle L’Histoire immédiate où il reçoit pendant plus d’une heure une grande figure intellectuelle française (Régis Debray, Pierre Manent, Jean-Pierre Le Goff, Marcel Gauchet, etc.). Il est également chroniqueur dans l’émission AcTualiTy sur France 2. Ses derniers livres, 1917, l’année qui a changé le monde, et Le Siècle rouge. Les mondes communistes, 1919-1989, (2019) sont parus aux éditions Perrin.
1917, l’année qui a changé le monde de Jean-Christophe Buisson, Perrin, 320 p. et une centaine d’illustrations, 24,90 €.