Par Éric Naulleau.
Nous avons déjà évoqué l’ouvrage dont il est question ici. Ainsi, on pourra lire l’article de Jean-Paul Brighelli, Sami Biasoni : malaise dans la langue française que nous avons publié voici une semaine (30.09). Mais le sujet est d’importance et, venant d’Éric Nolleau, il nous a semblé qu’un second article consacré au même livre ne serait pas de trop. Les lecteurs de JSF jugeront et, comme ils savent si bien le faire, ils commenteront. [Marianne, 5 octobre]
Sous la direction de Sami Biasoni, docteur en philosophie et enseignant à l’ESSEC, les éditions du Cerf publient un percutant recueil de textes consacrés aux ravages de l’écriture inclusive. L’écrivain algérien Boualem Sansal et l’essayiste québécois Mathieu Bock-Côté s’y distinguent particulièrement, se réjouit Éric Naulleau.
« En réalité, l’écriture inclusive produit de l’exclusion ». Dans la France de 2022, pareille déclaration pourrait suffire à classer son auteur parmi les fascistes, voire, soyons fous, parmi les nazis. D’où l’étonnement de constater que pas le moindre nostalgique du troisième Reich ne figure parmi les quatorze contributeurs de Malaise dans la langue française (éditions du Cerf). Sur le ton de l’analyse plutôt que de la polémique, tous rendent compte des assauts sans précédent menés contre les fondations mêmes d’une société, ce qu’Annie Genevard résume ainsi dans la préface déjà citée : « La langue est un bien commun. Elle ne saurait devenir un outil social au service des acteurs politiques. La Constitution pose le principe que « la langue de la République est le français » dès son article 2 qui définit son drapeau, son hymne, sa devise. Comment partager notre identité commune si nous ne parlons plus la même langue ? »
À rebours de ce que prétendent ses militants, tout ce qui se rapporte à l’écriture inclusive, entendue au sens large, relève d’une construction idéologique et non d’une évolution naturelle. « En vérité, insiste Annie Genevard, l’écriture inclusive s’affranchit de toutes les règles et subit les aléas de la mode et des coups de pub. » De quoi ramener à plus de modestie les apprentis sorciers si ces derniers n’étaient à ce point aveuglés par l’hubris, par l’obsession de faire table rase du passé.
FUSIONNER LE FRANÇAIS ET LE MORSE
Cette mentalité de Wisigoth pendant le sac de Rome, et peut-être davantage encore la faible résistance qui lui est opposée, suscite la consternation bien au-delà de nos frontières, jusque sur l’autre rive de la Méditerranée en la personne de Boualem Sansal : « Si la France va mal, elle ne le doit qu’à elle-même, personne ne l’a poussée au suicide, elle a sapé ce qui était le pilier porteur de sa personnalité, de sa culture, de son histoire, qui l’a fait briller dans le monde des siècles durant, que chacun dans ce vaste monde rêvait de pouvoir apprendre un jour pour dire son amour à la vie, à sa femme, à son pays, à lui-même, j’ai nommé le français, cette langue royale dont on peut tout à fait croire qu’elle a été inventée par les dieux… »
Quand par bêtise, faiblesse ou lâcheté, tant de compatriotes déposent les armes devant les tentatives de fusionner le français et le morse, le salut viendra-t-il de la francophonie ? Après l’Algérien Boualem Sansal, le Québécois Mathieu Bock-Côté accourt à la rescousse : « L’écriture inclusive crée un monde qui se substitue au monde réel, un double halluciné et idéologiquement contrôlé, à travers des rituels d’adhésion bien identifiés, un monde auquel tous doivent prêter allégeance s’ils ne veulent pas devenir des parias du régime. »
L’auteur de L’Empire du politiquement correct (Cerf, 2019) parle d’or. Dans cet univers parallèle de l’idéologie dominante, les dissidents se condamnent au bannissement médiatique. Si Élisabeth Badinter vient de subir un lynchage symbolique pour avoir dénoncé les excès du néoféminisme, du moins a-t-elle pu s’exprimer sur une radio de grande écoute comme France Inter. Les réfractaires au nouveau français, eux, ne parviendront même pas jusqu’à la porte du studio…
Parmi tous les bébés emportés avec l’eau du bien, il convient de ne pas oublier la littérature, ainsi qu’en avertit Mazarine Pingeot : « Que fera l’écrivain de ces « e », symboles d’une langue administrative de plus en plus normative ? (…) Pour l’écrivain, la puissance administrative est l’autre nom de l’enfer, voyez La Colonie pénitentiaire ou Le Château de Kafka. Comment le combat émancipatoire a-t-il pu rencontrer de façon si heureuse la musique de l’administration ? » Nouvelle atteinte à l’identité d’un pays, car si les Français sont le peuple le plus politique du monde, ils en sont aussi le peuple le plus littéraire.
KAFKA, ORWELL… ET KEMPLERER
D’aucuns semblent tout simplement vouloir en finir avec le modèle français, qu’il s’agit de saper à la base, celle du langage. Ce qui n’a pas échappé à l’écrivain Jean-Michel Delacomptée : « Quant à l’écriture inclusive, par sa graphie fragmentée, elle n’exclut pas seulement les populations étrangères, même celles dont le français est la langue d’usage, de la capacité à comprendre les textes qu’elle transcrit, mais elle exclut aussi cette part importante du corps social imparfaitement familière de la langue écrite. »
Le plus inquiétant de cet ensemble coordonné par Sami Biasoni demeure que parmi les écrivains les plus cités figurent non seulement Kafka et Orwell, mais aussi Victor Klemperer, cet auteur allemand dont la philosophe Bérénice Levet rappelle que « dans La langue du Troisième Reich il décrit parfaitement le mécanisme par lequel une idéologie parvient à infiltrer la langue commune, à contaminer tous les discours. (…) C’est très exactement ce qui nous arrive. » Et de conclure après ce magistral retour aux envoyeurs du point Godwin : « Qui est maître de la langue est maître du présent et du passé, savait déjà la Terreur révolutionnaire et après elle, les régimes totalitaires du XXe siècle. » À bon ne entendeur euse, salut ! ■