Par Jean-Paul Brighelli.
Cet article est paru le 3 octobre dans Causeur. Faut-il ajouter quoi que ce soit ? Le lecteur le fera, jugera, commentera s’il le souhaite ! Le sujet est plus grave qu’il n’y paraît puisqu’il s’agit de notre manière d’être et même de vivre, en tant qu’hommes non encore déconstruits. Nous nous contenterons de réitérer notre conseil prosaïque : acheter et lire le second et donc dernier tome de La Fabrique du Crétin où Jean-Paul Brighelli déploie tout son savoir, son expérience, son aptitude à surprendre, son esprit d’analyse en éveil, et son talent qui n’est pas mince.
Le barbecue est mâle, et c’est très mal, dit la survivante de la Stasi. Mais le vin l’est aussi, figurez-vous : Jean-Paul Brighelli l’a découvert en lisant le stimulant essai de Jean Szlamowicz, Les Moutons de la pensée. Revue de détail et suggestions œnologiques.
L’œnologie est sexiste, paraît-il.
Les vendanges sont faites, et le mois du vin déferle dans les grandes surfaces. J’en étais à hésiter, pour mieux faire descendre la première blanquette de la saison, entre un Pouilly-Fumé de bon aloi (sauvignon de Loire à ne pas confondre, dit très bien Thomas Bravo-Maza dans Marianne, avec le Pouilly-Fuissé, bourguignon et chardonnay) et un blanc de chez moi — un Caldareddu par exemple. Mes soucis œnologiques m’éloignaient un temps de la linguistique woke, objet de mon dernier billet…
Du moins, je le croyais. Mais comme je lisais en même temps Les Moutons de la pensée, deJean Szlamowicz — cité dans ma précédente chronique, un homme qui pense bien —, je suis tombé sur le raisonnement abscons (un adjectif à retenir, il fait chic et évite de dire « con » tout court) d’un Manifeste pour un vin inclusif, de Sandrine Goeyvaerts, dont la quatrième de couverture est alléchante : « Le monde du vin est largement sexiste, classiste, raciste, LGBTphobe et validiste. La bonne nouvelle c’est qu’on peut tenter de comprendre ce qui nourrit ces inégalités pour y remédier ».
Plein de mots nouveaux ! Et encore, nous avons échappé à « grossophobe » — comme le signale élégamment Blanche de Mérimée, la graisse est la dernière frontière woke. Pensez, Yseult en diva de la chanson française aux Victoires de la musique l’année dernière, seul notre pays pouvait y penser. Désormais les stars se recrutent au poids : et comme pour les maharadjas autrefois, on leur offre leur poids en disques de platine…
Que dit notre éminente féministe inclusive, dont le Huffington a rendu compte sans beaucoup de distance ? « Dans l’image féminine du monde du vin, la femme, c’est une femme sans tête, c’est des bouts de femme, des bouts de corps, donc il y a un peu de chair par-là, un peu de cuisse par-là, mais c’est jamais une femme entière, c’est une femme passive, c’est une espèce de songe éthéré ».
« C’est jamais » : vous appréciez la syntaxe quasi mallarméenne de la dame. Tout cela parce que les œnologues, les tastevins et les cavistes parleraient de « rondeur » ou de « cuisse » à propos du vin. Ces concepts, note Jean Szlamowicz, sont souvent le fait d’amateurs peu éclairés qui se la jouent experts. Et, remarque-t-il, « pourquoi cuisse aurait-il à voir avec le corps féminin ? L’anatomie masculine connaîtrait-elle donc quelque déficience fémorale ? (…) La « sensualité » d’un vin renvoie à la richesse des sensations organoleptiques — et c’est bien ce qu’on recherche dans le vin. On ne voit pas en quoi cela construit le moindre discours sur les femmes — à moins d’en faire les détentrices exclusives de toute sensualité ». Et d’ajouter — on sent que cet homme boit du bon et même du meilleur : « Quant à la notion de rondeur, elle n’a rien à voir avec l’image d’une silhouette mais avec une sensation de volume en bouche ».
Le livre de Jean Szlamowicz déconstruit la déconstruction, analysant par exemple la prétention des « mathématiques queer » à « perturber les oppositions binaires : le codage informatique en 0 et 1 est éminemment suspect, quand on y pense, ce 0 qui ressemble à un trou, et ce 1 quasi phallique… » Et quand on pense que des siècles durant, les écrivains avant d’écrire se faisaient tailler une plume… On voit le type (mince, encore un mot sexiste !) de raisonnement des révisionnistes de la culture. Qu’on (flûte, encore un mot phonétiquement ambigu !) ne s’y trompe pas : ce qui paraît marginal a vocation à envahir notre langue, nos coutumes, et jusqu’au contenu de nos verres.
Le wokisme ne m’abîmera pas mon amour des grands flacons. Ces délires intersectionnels et inclusifs sont générés par une méconnaissance profonde de l’histoire de la langue, une ignorance totale de la nation française, et une méfiance des boissons alcoolisées qui me fait soudain penser que le vin est haram, chez ceux qui soi-disant n’en boivent pas.
Causeur, c’est un peu l’abbaye de Thélème chère à Rabelais. Non seulement nous avons des opinions différentes, mais nous avons des goûts œnologiques fort divers. Que j’aime les vins charpentés du Pic Saint-Loup (par exemple le rouge, syrah et grenache, du Domaine de l’Hortus) ne m’empêche pas de parler avec Elisabeth Lévy ou avec Gil Mihaely qui ont d’autres préférences.
Allez, buveurs très illustres et vérolés très précieux, comme disait Rabelais, buvez et n’attendez à demain : pensez que chaque goulée est une offense faite à Sandrine Rousseau et à ses épigones. Et à la bonne vôtre ! ■
Jean-Paul Brighelli
Jean Szlamowicz, Les Moutons de la pensée, Nouveaux conformismes idéologiques, Les éditions du Cerf, 2022, 220 pages, 20€.
Manifeste pour un vin inclusif 10,00 €