Par Jean de Maistre*.
Une réflexion de haut vol. Bien davantage qu’un commentaire, évidemment
« Ces philistins de gauche qui s’étouffent d’indignation lorsqu’on ne partage pas leur vision du monde. »
lundi 10 octobre 2022 – Il faut lire l’intégralité de l’essai du philosophe d’origine hongroise Thomas Molnar* qui a tout dit sur l’indifférence de la gauche au réel et sur le fait qu’elle ne vit que dans un monde purement idéologique.
» Un vieux Chinois, homme et érudit de grande classe et de grande sagesse, affirma récemment devant moi que l’humanité n’a pas été, depuis l’effondrement des empires romain et mongol, dans un état aussi lamentable qu’aujourd’hui. Ce n’était pas un mandarin détaché qui parlait ainsi, mais un ingénieur réputé dans sa profession, portant un intérêt passionné aux progrès de la technologie et du bien-être matériel.
On peut ne pas partager entièrement l’avis de mon interlocuteur et faire pourtant, comme j’en ai eu l’occasion dans mes voyages à travers six continents, une liste assez décevante des malheurs de l’univers.
En soi, cette constatation n’aurait rien d’étonnant, car les mêmes fléaux, sous d’autres formes et appellations, ont toujours affligé notre humanité ; ce qui justifierait quand même cet étonnement, c’est que, depuis bientôt deux siècles, nous vivons sous le régime du Progrès, caractérisé par le développement d’idées de gauche. Or si, dans son ensemble, l’humanité n’a jamais nourri d’espoirs exagérés sur le bonheur qui l’attend au tournant de la rue, la gauche, elle, a toujours déploré ce peu de foi, promettant aux hommes le paradis sur terre, ainsi qu’un billet de première classe en rapide pour y parvenir. J’ai dit que le régime du Progrès existait depuis deux cents ans ; eh bien, disons moins, considérons un siècle et demi comme le temps nécessaire au déblayage du terrain, et ramenons-en la durée à cinquante ans seulement. Pendant cette période, les gouvernements de gauche ont prouvé qu’ils savaient gouverner, comme d’ailleurs les hommes, sous presque toutes les étiquettes, gouvernent : plus ou moins raisonnablement. Seulement voilà : la gauche a fait ses preuves non pas en conformité avec son idéologie, mais plutôt en opposition avec elle. Car l’idéologie de gauche est la seule qui dénonce radicalement la réalité existante, et jure de ne pas lui faire de concessions. D’autres mouvements, eux aussi, accèdent au pouvoir en suivant une voie jonchée de promesses non tenues, d’idéaux trahis et, surtout, de compromis ; mais puisqu’ils n’arrivent pas sur scène avec, dans leurs bagages, un messianisme outrancier, on ne peut guère leur reprocher ces adaptations. Leur programme subit des altérations parfois profondes mais, tout en le constatant, les citoyens-électeurs s’en accommodent, car ils mesurent l’écart, hélas nécessaire, entre la théorie et la pratique. Sans parler du fait que, le plus souvent, ces altérations ne sont pas décidées arbitrairement, mais ne constituent qu’un glissement vers une voie moyenne.
Ce qu’il faut reprocher à la gauche, ce n’est donc pas qu’elle ne sache gouverner, organiser la société, maintenir l’Etat. Quelle que soit l’inspiration d’un mouvement politique — ainsi de la gauche —, du moment qu’il fait un premier pas vers le pouvoir, il plonge dans le monde réel et entre dans la voie des adaptations et des concessions. Neuf mouvements sur dix ne se préoccupent guère de voir leur nature modifiée, considérablement altérée par cette adaptation. Leur clientèle se recrute parmi des hommes qui connaissent la marche de la vie et se contentent de peu, pourvu qu’une certaine liberté (options libres) dans la stabilité leur soit offerte ; et leur noyau dirigeant est constitué de réalistes sachant maintenir cet équilibre toujours précaire qui a nom société. Il en va autrement des mouvements de gauche, car, comme nous le verrons par la suite, l’univers conceptuel de la gauche ne permet pas une telle intrusion de la réalité. Pourtant la pureté initiale, tellement essentielle à l’idéologie de gauche, se trouve vite maculée de taches sombres. Et d’ailleurs, pourquoi cette opposition à la réalité concrète ? Avant d’en examiner les causes philosophiques — ce qui constituera le cœur de ma thèse — constatons que les grands mouvements de gauche, c’est-à-dire les révolutions majeures et mineures depuis 1789, eurent moins leur point d’appui dans les masses populaires — paysans, ouvriers, artisans, petits-bourgeois — que dans les milieux intellectuels, auxquels s’ajoutèrent et s’ajoutent encore financiers et hauts bourgeois, alliés des intellectuels pour des raisons de prestige et de snobisme culturel. Ni 1789, ni 1917 n’ont eu leur origine dans une insatisfaction profonde à la base de la société, et, somme toute, aucune de ces deux révolutions, pas plus que d’autres, n’apporta de solution aux véritables griefs de la majorité. L’une et l’autre ont trouvé leurs inspirateurs et leurs organisateurs parmi les membres de l’intelligentsia, non pas — et ce point me semble crucial ! — parce que celle-ci est mieux à même de prendre conscience des maux qui affligent la société, mais parce qu’elle poursuit ses propres rêves utopistes vers une société idéale, et, avec enthousiasme, fait pression sur les événements, afin qu’ils coïncident, nolens volens, avec ces rêves exaltés. Par conséquent, c’est moins la compétence que la passion et l’impatience qui caractérisent l’intelligentsia politisée, ou, mieux encore, c’est une inquiétude radicale capable de tout balayer sur son chemin. »
Il est un peu étonnant que l’on s’étonne du sectarisme des philistins de gauche, comme s’il n’était pas inscrit dans la nature même de la vision du monde de ce courant de pensée. Comme le dit le philosophe et politologue catholique et conservateur américain Thomas Molnar, ce courant domine depuis maintenant deux siècles notre monde intellectuel et idéologique, et il ne faut pas oublier que cette domination a commencé le 14 juillet 1789 par des têtes fichées sur des piques et s’est continuée dans la Terreur de 93. Aujourd’hui, les philistins de gauche ne guillotinent plus mais ils doivent regretter le bon temps du règne de la nomenklatura brejnévienne qui pouvait envoyer en hôpital psychiatrique les dissidents qui avaient le front d’émettre des doutes sur le fait qu’ils vivaient dans la meilleure société du monde.
L’on pourrait imputer le refus de tolérer le débat et la confrontation d’idées dont font preuve les Sandrine Rousseau, Mélenchon et compagnie à une personnalité psychorigide ou à quelque autre caractéristique contingente, une enfance malheureuse, une mauvaise digestion, un caillou dans la chaussure, que sais-je encore ? Mais ce serait une erreur. Ce sectarisme n’est pas nouveau, il suffit de se rappeler la violence des attaques des staliniens français des années 30 aux années 80 contre ceux qui émettaient la moindre réserve à l’égard du paradis soviétique. N’oublions pas par exemple les articles haineux publiés par le Monde contre Soljenitsyne. Il n’est pas nouveau parce qu’il est inscrit dans la vision du monde de l’homme de gauche (fût-il une femme), et il n’est pas un accident regrettable qu’il serait possible de faire disparaître. Sans doute faut-il remonter loin.
Le grand penseur de la politique Carl Schmitt disait que toute grande conception ou doctrine politique était une théologie sécularisée, et ce n’est pas une boutade. De bons auteurs ont montré que la gauche était pélagienne, du nom de cet hérétique du IVe siècle Pélage. Pour lui, l’homme n’est pas marqué par le péché originel et par son libre-arbitre il peut faire son salut seul sans compter sur la grâce divine.
L’homme auteur de son salut, voilà une des sources de l’humanisme de gauche tel qu’on le trouve sous une forme caricaturale dans les Misérables de Hugo ou dans ce dernier roman de Zola, Travail, où l’optimisme pélagien prend des formes tellement ubuesques que même les plus zolalâtres des admirateurs de Zola préfèrent passer ce roman sous silence. On ne peut qu’en conseiller la lecture afin de voir sur quelle vision de cauchemar euphorique débouche l’optimisme de gauche.
À la fin de l’histoire, il n’y aura plus de contradiction entre les hommes, le miel et le lait couleront, la fraternité régnera, tout le monde sera émancipé de toutes les aliénations, l’homme sera réconcilié avec la nature et les petits oiseaux viendront se percher sur les épaules des hommes dans une grande explosion d’amour universel. Bien sûr, il y aura peut-être encore des méchants pour refuser cette apothéose, mais pour eux, il y a aura des prisons.
Quand on n’est pas pélagien mais augustinien, on affirme le poids du péché originel et la conviction que le salut ne peut se faire sur cette terre marquée d’imperfections de nature. Le salut n’est pas de ce monde, au contraire de ce que veut nous faire croire l’homme de gauche, qui lui, prétend savoir ce qu’est le Bien, et ne comprend pas qu’on ne le veuille pas avec lui et comme lui. Il faut être fou, pour ne pas être de gauche, ne pas vouloir le Bien, qui aujourd’hui s’appelle vivre-ensemble, lutte contre toutes les formes de discrimination, effacement de la différence des sexes et des genres, des frontières, des vieilles nations et des peuples historiques. C’est pourquoi je crois à une entière sincérité de ces philistins de gauche qui s’étouffent d’indignation lorsqu’on ne partage pas leur vision du monde.
Toujours pour revenir au fondement théologique de la conception du monde de gauche, il y a, dit Thomas Molnar (et on ne peut que conseiller la lecture de son magnifique essai « la gauche vue d’en face »), l’hérésie gnostique qui voit le réel comme le théâtre de la lutte du Dieu vrai et du mauvais Démiurge, la lutte du Bien contre le Mal. Le Mal, la gauche morale le voit dans les différences, les distinctions, immédiatement baptisées discriminations, la division homme-femme, le patriarcat, la volonté des peuples historiques de durer et de rester eux-mêmes. La gauche gnostique a la certitude de posséder la connaissance du Bien et du Mal, ce qui jadis se traduisait par la conviction des marxistes d’avoir enfin la science de l’histoire et du devenir des hommes dans des processus inéluctables et irréversibles. Comment peut-on aller contre le sens de l’Histoire, demandaient les intellectuels staliniens, à ceux qui émettaient des doutes, de toute façon, ces derniers étaient objectivement condamnés par la Marche de l’Histoire.
Aujourd’hui, sont considérés comme objectivement condamnés par le sens de l’histoire, c’est-à-dire l’avènement planétaire du marché et des droits de l’homme et de l’indistinction des sexes, ceux qui pensent qu’il est bon qu’il y ait des peuples historiques, que les frontières ont un rôle fondamental, que le passé n’est pas un catalogue d’horreurs qu’il faut se dépêcher d’oublier mais que nous avons beaucoup à en apprendre, que les hommes et les femmes sont bien deux sexes différents (dont les conflits sont d’ailleurs une des sources du genre du roman. Balzac disait à ce sujet dans la préface à une fille d’Ève qu’il ne pouvait y avoir de romans dans le monde musulman, parce que les femmes y sont enfermées).
Toujours la théologie. Le cardinal Henri de Lubac, SJ, a écrit un magnifique ouvrage dans lequel il fait la genèse du progressisme (être de gauche et être progressiste, c’est la même chose) à partir de l’œuvre du moine hérétique du XIIe siècle Joachim de Flore. L’ouvrage s’appelle « La postérité spirituelle de Joachim de Flore ». Le moine calabrais est à l’origine des millénarismes et eschatologies politiques qui ont scandé l’histoire politique et intellectuelle de la gauche, (La commune théocratique et violemment égalitaire fondée par l’anabaptiste Thomas Münzer au XVIe siècle, louée par Engels dans son ouvrage sur la guerre des paysans, la Commune de Paris etc.) du saint-simonisme et du socialisme humanitaire d’un Pierre Leroux et d’une George Sand à la pensée marxiste et au wokisme moderne, toutes porteuses de cette idéologie du Progrès au nom duquel jadis on guillotinait le roi ou envoyait les mal-pensants au Goulag ou les déviants d’aujourd’hui’ devant les tribunaux.
« Il y aura un temps où on vivra en esprit. Il durera jusqu’à la fin du monde, et a commencé avec le bienheureux Benoît. Dans l’un on a été sous la loi, dans l’autre nous sommes dans la grâce, dans le troisième, que nous attendons prochainement, nous serons sous une grâce plus abondante. Le premier est l’âge de la servitude servile, le second de l’obéissance filiale, le troisième de la liberté. Le premier est l’âge de la crainte, le second de la foi, le troisième de la charité. Le premier est l’âge des vieillards, le second celui des jeunes gens, le troisième celui des enfants. » Ces trois âges de l’humanité, on les retrouve chez Auguste Comte, chez Marx. La gauche annonce un temps où régneront liberté et égalité et fraternité universels. Qui pourrait avoir le front de s’opposer à ce magnifique idéal ? La gauche éternelle parle au nom du Bien, dont le sens est limpide et évident, et qui peut être assez fou pour ne pas le désirer ? Et c’est la raison pour laquelle les Rousseau, Plenel, Mélenchon et autres Diallo ne vous laissent pas parler et vous ostracisent en attendant de vous traîner devant les tribunaux pour malpensance. La gauche nous promet le bonheur sur terre et gare à ceux qui en doutent, ils seront matés. ■
* Molnar, Thomas. La gauche vue d’en face
Article à lire…
Et de Thomas Molnar… [Vidéo]