Par Daniel LAROUMAN.
Le hasard fait que nous publions cet article juste après l’affaire des plaques de rues à Stains mais il avait été écrit il y a deux semaines.
Chaque année, de nombreux livres sont consacrés à Marseille et à son histoire vue selon des angles divers. Alors, pourquoi pas un ouvrage sur son passé colonial ?
Contre la déshumanisation
Le Guide du Marseille colonial a été écrit par un groupe de militants antiracistes dont le porte-parole, enseignant retraité, est un ancien militant gauchiste de Vitrolles. La particularité de cette publication ne se trouve pas dans sa présentation des souvenirs coloniaux rue par rue selon les arrondissements (ce qui provoque des doublons). Sa caractéristique est de se revendiquer comme un outil militant qui s’adresse aux « Marseillais.es, qui ne veulent plus marcher, habiter, étudier dans des rues et des lieux portant le nom des acteurs de la déshumanisation ». Une telle expression fait frémir car elle résonne comme la préparation à une épuration des plaques de rues, à un effacement et un remplacement de la mémoire.
La déshumanisation mentionnée étant confondue avec le seul colonialisme, le nazisme, le stalinisme et la Terreur révolutionnaire ne sont pas concernés. Robespierre peut être tranquille dans sa rue de Mazargues, de même que Danton à la Belle de Mai.
La langue liturgique
Ainsi qu’il est devenu obligatoire dans le milieu des « élites éclairées », le livre emploie la langue liturgique de l’écriture inclusive.
Une inclusivité qui est un peu à géométrie variable. Elle est utilisée dans l’introduction mais disparaît dans la partie consacrée aux expositions coloniales et dans le guide des rues, sauf à la page 17. Elle est employée en partie dans les pages sur les quartiers nord et très strictement dans celle sur « les archives coloniales autour de la santé » (il manque d’ailleurs « de » dans le titre de la page 214). Qu’importe la logique et qu’importe que cette écriture soit impossible à lire à basse ou haute voix, du moment qu’est posée la volonté de faire disparaître les racines !
La domination militaire
Les diverses notices dénoncent les crimes de la conquête coloniale ou de son exploitation. Ils ont existé et ils ont pu être horribles. Employant une phrase connue du président Mao au sujet de la révolution, on peut écrire que « la colonisation n’est pas un dîner de gala ». Les auteurs insistent sur le mauvais côté des individus dont les noms sont sur nos rues et ne voient pratiquement que celui-ci.
Ainsi, pour le monument des Mobiles, en haut de La Canebière, il n’est mentionné que le rôle des volontaires provençaux dans la répression du soulèvement algérien de 1871. Ils s’étaient d’abord engagés pour lutter contre l’invasion prussienne et, à l’armistice du 28 janvier 1871, il ne restait que 240 hommes sur les 20 officiers et 935 sous-officiers et soldats engagés sur le sol français.
Chaque militaire présent sur les murs marseillais ayant été, à un moment ou à un autre de sa carrière, présent dans les colonies est mentionné, y compris ceux qui n’ont fait que participer à la guerre contre l’Allemagne nazie. Généralement, leurs notices n’ont pas de condamnation explicite mais, quand le texte sur de Lattre de Tassigny précise ses fonctions lors de la guerre du Rif, on peut sentir des sous-entendus…
La composition de l’Armée d’Afrique est honnêtement reproduite, montrant que les troupes qui ont libéré Marseille étaient loin de se composer de seuls Maghrébins (70% chez les tirailleurs, 30% dans l’artillerie). Honnêteté également, à propos du camp de Carpiagne, pour le 1er REC, régiment de la Légion créé en 1921 et qui a été présent sur tous les théâtres d’opérations. Son histoire est décrite sans aucun commentaire. Bonne surprise également pour le bachaga Boualem, chef de tribu, officier et député partisan acharné de l’Algérie française. Le récit de sa vie ne comporte pas de condamnation.
Le manichéisme des auteurs a visiblement été gêné par Lyautey : « Souvent présenté comme un partisan d’une colonisation plus humaine, moins violente, plus respectueuse, il n’en a pas moins été intraitable avec ceux qui s’opposaient à la colonisation ».
Autre gêne avec Victor Hugo : « des textes qui font froid dans le dos mais aussi, parfois des textes qui peuvent paraître totalement contradictoires ».
La gauche coloniale
Dans la catégorie des hommes politiques, la gauche tient la première place des partisans du colonialisme et même du racisme. Un festival de citations de Léon Blum, Léon Gambetta, Jules Guesde, Camille Pelletan, François Mitterrand, Henri Tasso et Jules Ferry, sans oublier Faidherbe qui fut député et sénateur de gauche, montre que le lien entre républicanisme et colonialisme était bien étroit.
Les bonnes affaires commerciales
Les commerçants et navigateurs sont montrés comme responsables ou complices de la « déshumanisation », à commencer par Christophe Colomb dont le voyage « ouvre la voie au génocide des peuples premiers du continent » et à tous les autres maux.
En dehors des négriers qui se comportent avec les Africains comme avec du bétail, les grands négociants sont accusés de piller les richesses des terres coloniales. Wulfran Puget (orthographié par erreur Wulfram mais l’erreur existe sur les plaques posées par la mairie) paraît être à part car, « en chrétien convaincu, il s’engage dans plusieurs conseils d’œuvres charitables ». Cet orléaniste influent de la première partie du XIXe siècle était à l’image de la majorité des hommes d’affaires royalistes de Marseille (les Bonnasse et bien d’autres) qui étaient très attachés à l’Église et considéraient comme un devoir de « faire la charité », en rêvant peut-être d’une société harmonieuse et patriarcale autour du roi.
Parmi les complices du colonialisme qui sont mis à l’index, on trouve Marius Dubois, présent dans le 10e. Ce secrétaire général de la mairie fut un des organisateurs des expositions coloniales de 1906 et 1922. Ce crime va-t-il contraindre les membres du Comité du Vieux Marseille qu’il a fondé à débaptiser leur salle de réunion ?
D’autres colonialismes
Ce guide ne se limite pas aux colonies françaises car les boulevards de Chypre et de Jamaïque sont cités. Si l’intention était de condamner le colonialisme britannique, la rue du Canada (10e arrondissement) aurait mérité de ne pas être oubliée.
Également en dehors de l’empire colonial français, se trouvent les voies dénommées Haïfa, Israël et colonel Sérot (du nom d’un officier français tué dans un attentat contre le médiateur de l’ONU en Palestine en 1948). Elles fournissent l’occasion de fustiger les juifs établis en Palestine. Les auteurs considèrent la création d’Israël comme une colonisation.
Le cas Barrès
Un élément curieux est la notice sur Maurice Barrès qui n’a rien fait, ni écrit de particulier sur les colonies. A son sujet, les auteurs n’utilisent que des textes contre Dreyfus. Le fait de vouloir laisser le capitaine condamné sur l’île du Diable fait-il de Barrès un partisan de la colonisation de la Guyane ? Ou bien est-ce l’exercice de style antifasciste imposé dans toute publication de gauche ? Il est vrai que la longue présence à Marseille de municipalités socialistes a épuré les plaques des rues de Marseille et qu’il se trouve peu de noms de droite à se mettre sous la dent.
Maurice Barrès est également présent sur le mur du 3 place Sadi Carnot par une plaque en pierre qui commémore son départ de Marseille en 1914 pour « entreprendre une enquête aux pays du Levant », enquête qui n’avait rien de colonial mais était une quête spirituelle. Ce petit monument a échappé à la vigilance des auteurs du guide qui ont pourtant consacré plusieurs lignes et même une photo de leur cru à cet immeuble qui fut le siège des Messageries Maritimes.
Trois erreurs factuelles
N’oublions pas trois importantes erreurs factuelles.
Tout d’abord, il est rappelé que, pendant la seconde guerre mondiale, les Baumettes ont abrité dans des conditions immondes des travailleurs indochinois et que « c’est d’ailleurs ainsi que le riz de Camargue est né ». Si la production rizicole a alors augmenté, elle existait depuis longtemps dans notre région, exactement depuis l’ordonnance publiée par Henri IV le 23 août 1593.
Ensuite, l’impasse du Rif (7e) est l’occasion de décrire cette révolte menée de 1921 à 1927 par Abdelkrim. Les auteurs écrivent que, après sa reddition et un exil de vingt ans à La Réunion, « autorisé à se rendre en France, il (Abdelkrim) rejoint Marseille d’où il parviendra à s’échapper et à rejoindre Le Caire ». La réalité est tout le contraire : en mai 1947, parti de La Réunion et arrivé à Suez (ou à Port-Saïd), Abdelkrim réussit à s’échapper de son navire avec l’aide de membres de la diaspora maghrébine vivant au Caire, en accord avec le roi Farouk. Il n’arriva pas à Marseille.
L’erreur la plus manifeste concerne la rue Alexis Carrel (dans le 4e), qui avait été dénommée ainsi en 1969. Prix Nobel de Médecine en 1912, ce médecin eut une célébrité internationale mais il prit des positions eugénistes proches de celles des nazis. Autour de l’an 2000, des associations juives poussèrent à enlever son nom dans différentes villes. A Marseille, les riverains s’opposant à une modification de leur adresse avec toutes les difficultés administratives qu’elle entraînerait, la commission du nom des rues, approuvée par la Mairie eut l’idée, en 2005, de donner à cette voie le nom d’un artiste nommé Alexandre Carrel. Le savant disparaissait ainsi. Le « Dictionnaire historique des rues de Marseille », publié par Adrien Blès en 1989, ne peut signaler cette modification.
Et la Grèce ?
Les trois pages (deux de texte et une de photos) consacrées au boulevard d’Athènes sont très incomplètes car elles se focalisent sur les statues des escaliers de la gare St Charles. Or, le prétexte était bon pour dénoncer la cité antique qui fut un modèle de société fondée sur l’esclavage et l’exploitation coloniale. Du moment que, avec Chypre, la Jamaïque ou Israël, on ne s’en tient pas au seul exemple français, il ne fallait pas faire une sélection.
A propos de l’Antiquité, ce guide aurait dû faire figurer la rue Protis (7e) et le square du même nom (2e). Ce navigateur grec a utilisé un moyen sournois (séduire la fille du roi local) pour se faire concéder le territoire où il édifia le comptoir de Massalia permettant l’exploitation des « peuples premiers » de notre région. Il faut dénoncer l’œuvre grecque de déshumanisation.
Non, finalement, ce guide n’est pas à suivre car il nous conduit vers un monde dangereux. ■
À lire aussi, paru hier dans JSF…
Pourquoi les noms des rues ne sont plus l’expression du patrimoine historique Français ?