Sur le déclin du patriotisme français – hic et nunc – on peut être malheureusement d’accord avec Luc Ferry. D’où l’intérêt de sa chronique. Sur l’irréversibilité du dit déclin, sur le caractère aujourd’hui inacceptable et donc, semble-t-il, définitivement non reproductible, des horreurs d’autrefois que le patriotisme d’antan autorisait, l’on peut douter. La possibilité même d’une guerre de l’intensité de celle qui se déroule aujourd’hui sur le sol européen, en Ukraine, soulevait l’incrédulité il y a à peine quelques mois. La voici en cours. Les peuples de l’Ouest européen sont hédonistes et indolents. Luc Ferry n’y voit d’autre avenir que dans cette « bonheurisation du monde » qui s’y est établie. Exit donc « le patriotisme à l’ancienne ». Luc Ferry pense le monde futur comme le père Hugo. Mais il raisonne aussi comme Bainville, il en adopte, même, presque le style, lorsqu’il écrit : « Pas sûr que cette « bonheurisation du monde » nous prépare à affronter le monde qui vient, celui de Poutine, Raïssi, Modi et Xi Jinping. » Alors quoi ? Faudra-t-il nous soumettre à ces hommes forts, ces hommes d’ailleurs ? « Le monde qui vient » sera-t-il à la « bonheurisation » ou au retour des patriotismes ? Luc Ferry ne tranche pas. Il craint sans-doute que l’avenir ne soit pas aussi programmé pour la marche au progrès qu’on le croyait ces dernières décennies.
CHRONIQUE – Le patriotisme a subi au cours de la deuxième moitié du XXe siècle une érosion sans équivalent dans notre histoire et il faudrait être aveugle pour ne pas en prendre la mesure.
Discussion passionnante, cette semaine, avec un de nos généraux qui tente de me convaincre que le patriotisme n’est pas mort, que ses soldats sont toujours prêts à donner leur vie pour la patrie, comme les Ukrainiens face aux Russes aujourd’hui. Dans l’armée, sûrement, mais dans le peuple pris dans son ensemble, est-ce aussi certain ? J’avoue que j’ai plus que des doutes. On notera d’abord que, pour des raisons de fond, notre conception de la dissuasion nucléaire n’a plus grand sens, en tout cas plus autant qu’au temps de la guerre froide, du stalinisme ou du maoïsme triomphants, attendu qu’aucun pays démocratique acquis à l’idéal des droits de l’homme ne referait aujourd’hui ce que les Américains ont fait de manière aussi inutile qu’ignoble à Nagasaki et Hiroshima.
De fait, quel État de droit accepterait de raser des villes entières, fussent-elles celles d’un pays ennemi, dès lors qu’elles sont peuplées de civils, de femmes et d’enfants innocents? On déplore à juste titre les crimes de guerre commis en Ukraine, mais bombarder une ville, un objectif non militaire, les multiplierait par mille, sans compter que les représailles seraient terrifiantes. Nos adversaires le savent, ce qui, bien évidemment, affaiblit notre pouvoir de dissuasion.
On continue à dire que les armes nucléaires stratégiques sont faites pour ne pas être utilisées. C’est vrai comme jamais pour nous, pas forcément, hélas, pour les dictatures totalitaires qu’on voit aujourd’hui s’allier à la Russie, ce qui devrait pour le moins nous inviter à redéfinir notre conception de la dissuasion. Mais il y a plus. Car le patriotisme à l’ancienne a subi au cours de la deuxième moitié du XXe siècle une érosion sans équivalent dans notre histoire et il faudrait être aveugle pour ne pas en prendre la mesure. Quand je dis « à l’ancienne », je pense à notre rapport à l’idée de nation, en l’occurrence à la France, un amour de la patrie qui supposait naguère encore qu’on fût le cas échéant prêt à mourir pour elle.
Pour y réfléchir, songez à la nature du patriotisme qui dominait encore les nations pendant la Première Guerre mondiale. Pensez par exemple à la fameuse « offensive Nivelle », en avril 1917, sur le tristement célèbre chemin des Dames et, si vous l’avez oubliée, permettez-moi de vous rappeler en quelques mots l’essentiel de ce drame. Le chemin des Dames est en réalité un plateau situé entre deux vallées, celles de l’Aisne et de l’Ailette. Depuis 1914, il est occupé par les Allemands, qui ont pris soin d’y aménager des souterrains et d’y installer de nombreux nids de mitrailleuses habilement camouflés. Le général Nivelle, contre l’avis de la plupart de ses collègues, décida d’y ouvrir un chemin afin de traverser les troupes allemandes.
Le 6 avril à 6 heures du matin, l’offensive est lancée, mais, comme le dira un député devant l’Assemblée nationale, à 7 heures, elle avait déjà échoué! Résultat: 200.000 morts en six semaines côté français, 300.0000 côté allemand, le tout sans aucun effet stratégique sur le déroulement global d’une guerre dont on doit reconnaître aujourd’hui, suivant en cela les analyses prophétiques de Jaurès, qu’elle était aussi absurde qu’évitable. Au total, ce sont donc, au nom du nationalisme, 500.000 jeunes hommes, parfois encore des gamins, qui sont morts pour rien, dans des conditions d’une cruauté abominable. Quoi qu’on en pense, qu’on trouve ce patriotisme admirable ou stupide, qu’on en ait la nostalgie ou qu’on se réjouisse de sa disparition, qui peut sérieusement croire qu’une telle boucherie serait encore possible dans notre vieille Europe, entre deux démocraties pacifiques, accoutumées à la paix, au respect des droits de l’homme et soucieuses avant tout de prospérité économique et sociale ?
Disons les choses clairement : aucune famille ne l’accepterait plus, et si nous sommes encore nombreux à aimer notre pays, à aimer la France, ce n’est certainement plus en ce sens mortifère qui dominait naguère le pays et qui, dans une certaine mesure, allait de soi jusqu’au début du siècle dernier. Après celle du communisme et du christianisme, c’est ainsi à l’érosion de la dernière vision du monde sacrificielle que nous avons assisté, une érosion qui s’est faite, la nature ayant horreur du vide, au profit de la nouvelle religion verte associée à une quête exclusive et envahissante du bonheur personnel, si possible en « dix leçons » pas trop pénibles. Pas sûr que cette « bonheurisation du monde » nous prépare à affronter le monde qui vient, celui de Poutine, Raïssi, Modi et Xi Jinping. ■