Par Radu Portocala.
La pénurie est la victoire. Comme il est étrange ce monde qui nous veut fiers de nos désastres, repus de nos manques ! Ils ont fixé le prix de la liberté – cette liberté que Washington a établie à Kiev – et nous la font payer avec âpreté. Mais la misère qui vient est déjà une des victoires de la Russie.
Sobriété est le mot qui a en ce moment la faveur du pouvoir, que les représentants emploient la bouche pleine, comme chaque fois qu’ils nous imposent ou interdisent quelque chose. Littré le définit ainsi : « Tempérance dans le boire et le manger. » Dans le langage courant, un individu sobre est un individu qui n’est pas ivre. Le mot est donc mal choisi et mal employé par des gouvernants qui ne savent ni penser ni parler.
Mais ce n’est pas seulement une question d’ignorance linguistique. Il y a aussi l’indécence. Car il est hautement indécent d’exiger la sobriété dans un pays où, officiellement, survivent dix millions de pauvres ; dans un pays où d’autres millions sont à la limite de la pauvreté ; dans un pays qui, parce qu’il est mal géré depuis trop longtemps, sombre dans le marasme. Et il est tout aussi indécent d’invoquer cette même sobriété comme « prix de notre liberté », alors que nous ne payons rien d’autre que le prix des erreurs, des absurdités et des compromissions politiques. Et, en égale mesure, le prix d’une politique américaine qui n’a pas à être la nôtre.
L’invitation à la sobriété n’est, en réalité, que l’injonction qui nous est faite d’accepter sans discuter les pénuries qui viennent et la hausse de la plupart des prix. Désagréments qui nous viennent non d’une quelconque lutte pour notre liberté – qui et en quoi la menace, cette liberté de plus en plus fragile ces derniers temps ? –, mais de l’incompétence d’une classe politique européenne et française dont les errances se font de plus en plus dangereuses.
Après deux ans de maladie qui ont montré à quel point les dirigeants occidentaux sont capables de produire des désastres et de s’en féliciter, deux ans durant lesquels la conjonction de la bêtise et de la nullité a transformé ce monde en épave bancale, nous voilà jetés dans une lutte acerbe pour la défense des intérêts américains en Ukraine. Une lutte qui, en vérité, ne nous concerne pas, mais au nom de laquelle il nous est demandé de faire des sacrifices de plus en plus grands. La première phase de l’expérience ayant donné satisfaction aux maîtres-marionnettistes (nous avons subi, toléré, accepté l’enfermement, les contrôles, la liberté surveillée), nous passons désormais à la phase suivante : les privations, le froid et, éventuellement, l’obscurité. Pour notre bien, pour notre liberté.
La pénurie, autrefois, était synonyme d’indigence. On l’avouait avec une certaine honte, on montrait du doigt ceux qui en étaient responsables, car c’était souvent le résultat d’une mauvaise administration. Aujourd’hui, on la proclame, on s’en vante même, puisqu’elle découle de la pensée correcte. Et cette pensée exige que nous souffrions pour que la Russie meure.
Le monde occidental n’avait déjà pas bien connu et encore moins bien compris le mode de fonctionnement de son rival, le monde soviétique. Il y avait du dédain dans cette ignorance presque volontaire, mais il y avait aussi de la frustration dans l’incapacité de connaître les vérités de ce colosse. On se consolait en le disant « aux pieds d’argile », sans toutefois être sûrs que cela représentait la réalité.
L’URSS, de son côté, tirait profit de cette situation qu’elle aggravait en désinformant et en manipulant la pensée et, en fin de compte, la politique de l’Ouest. Un grand déséquilibre s’installait ainsi, et il n’était certainement pas en faveur des Occidentaux. Ils étaient, dans ce jeu, les aveugles et c’est Moscou qui guidait leurs pas. On appelait cela la guerre froide et la course aux armements. L’Ouest se ruinait en dépenses militaires faramineuses, certain qu’il obligeait ainsi l’Union soviétique d’en faire autant, certain aussi que Moscou ne pouvait pas maintenir le même rythme et que, donc, l’empire rouge allait se trouver un jour exsangue et s’effondrer.
Il n’en fut rien. À toutes ses suppositions, à toutes ses hypothèses, l’Occident a ajouté celle qui lui convenait le plus : il s’est cru le grand vainqueur de la guerre froide par la grâce de sa politique intelligente qui avait conduit l’URSS à la débâcle économique – car ici, en dehors de l’économie nous ne savons plus rien, et, en bons marxistes, nous expliquons tout par la seule économie. L’Ouest, en vérité, n’a pas gagné la guerre froide et n’a nullement participé à la disparition de l’Union soviétique, d’où une certaine perplexité dans les capitales occidentales face aux événements imprévus de 1989 (la décommunisation du bloc de l’Est) et de 1991 (la démission de Gorbatchev, bêtement assimilée à la fin du communisme, et le démantèlement de l’URSS). Que cela plaise ou non à nos politiciens toujours prêts à se frapper les poitrines, il s’est agi alors de décisions – perverses sans doute – prises à Moscou.
Nous sommes aujourd’hui dans leur continuation. Ne pas avoir compris alors, avoir par fierté stupide refusé de comprendre, nous aide aujourd’hui à trouver le chemin vers le gouffre. Comme l’Union soviétique d’autrefois, la Russie pousse aujourd’hui l’Occident aux dépenses inconsidérées, au désastre. Lénine prophétisait que l’Occident allait vendre à Moscou la corde qui devait le pendre. Cette transaction est sur le point d’aboutir et Zelensky joue le rôle de commis-voyageur.
Nostalgiques de la guerre froide, dont ils savent ne pas avoir été les gagnants, frustrés donc et avides de régenter seuls le monde, les États-Unis perçoivent la Russie comme un obstacle et donc comme un adversaire. Cela était vrai pendant la guerre froide, cela est vrai de nouveau, car à Washington l’imagination fait défaut, mais les obsessions demeurent. C’est la seule raison de leur guerre en Ukraine – car elle est bien la leur –, guerre que, pour l’instant, ils aident la Russie à mettre à son profit. La corde de Lénine n’est même plus vendue, elle est offerte. Le fantasme américain d’anéantir la Russie, que tout l’Occident a fait sien, ne fonctionne pas. Il se retourne même contre ceux qui l’ont conçu. Car l’Occident souffre bien plus que la Russie qu’il veut faire souffrir. Comme ils doivent se frotter les mains à Moscou en observant l’Ouest qui chancelle ! Celui qui creuse la sépulture d’autrui tombera lui-même dedans, dit un vieux et sage proverbe. Cette chute, ils l’appellent sobriété. La pudeur peut parfois être bien ridicule. ■
Article paru dans Politique magazine.