Par Yves MOREL.
l y a 70 ans de cela, le 16 novembre 1952, Charles Maurras s’éteignait à la clinique Saint-Grégoire de Saint-Symphorien-lès-Tours, dans le département d’Indre-et-Loire, âgé de 84 ans.
Une grâce arrachée de haute lutte, tardive et conditionnelle
Il avait été admis dans cet établissement hospitalier à la suite d’une grâce médicale que le président de la République, Vincent Auriol, lui avait enfin accordée le 21 mars de la même année. Enfin accordée, oui, car, depuis cinq ans, de nombreux intellectuels éminents avaient fait le siège de l’Élysée, individuellement ou à plusieurs, pour tenter d’obtenir une telle grâce. Le chef de l’État, socialiste de toujours, ministre de Léon Blum (éreinté à coups d’articles par le maître de L’Action française), « résistant » (de Londres), s’était jusqu‘alors montré inflexible : Maurras devait expier sa « trahison » et mourir en prison. Il fallut que l’état de santé du condamné se dégradât au point d’exiger son transfert à l’Hôtel-Dieu de Troyes (tout près de la prison de Clairvaux, où il était détenu) pour que Vincent Auriol consentît enfin à lui accorder sa grâce. Encore s’agît-il d’une grâce médicale, et non plénière. Maurras ne recouvrait pas la liberté ; il se voyait placé en résidence surveillée à la clinique de Saint-Symphorien-lès-Tours pour y être soigné, et ne pouvait pas en sortir ; son état l’en aurait empêché de toute façon. Il mourut d’ailleurs dix mois après son transfert.
Un procès singulièrement inique étayé sur des accusations aussi absurdes et ridicules que partisanes
Charles Maurras avait été condamné à la réclusion perpétuelle pour intelligence avec l’ennemi par la cour de justice (défense de rire) de Lyon le 27 janvier 1945. Il est dit généralement que le maître de l’Action française fut condamné pour « intelligence avec l’ennemi ». Lorsqu’on songe à la foncière, implacable et définitive germanophobie de Maurras, un tel chef d’accusation donne à sourire, voire, carrément, à rire, et aux éclats.
Plus exactement, l’auteur de l’Enquête sur la monarchie fut inculpé au titre de deux articles du Code pénal : l’article 75 alinéa 5, et l’article 76 alinéa 3. Le premier vise les personnes (ou les groupes) susceptibles d’avoir, en temps de guerre, entretenu avec une puissance étrangère, des « intelligences » en vue de favoriser les entreprises de celle-ci contre la France. Or, répétons-le, Maurras se montra, toute sa vie durant, un ennemi absolu de l’Allemagne, et n’entretint jamais quelque commerce intellectuel ou politique avec ses écrivains et/ou ses dirigeants, quels qu’ils fussent ; et, il observa la même attitude sous l’Occupation (à la différence d’un Sartre ou d’un Malraux), même s’il dut alors, pour ne pas s’exposer à la répression de l’Occupant, éviter d’exprimer ouvertement sa haine du Reich. Rappelons, en outre, que Maurras et son équipe choisirent, après la conclusion de l’armistice de juin 1940, de se replier à Lyon, donc en zone libre, pour éviter de se trouver sous la férule des Allemands, et qu’en août de la même année, ces derniers saccagèrent les locaux parisiens de L’Action française. Rappelons également que Maurice Pujo, en 1944, fut arrêté par la Gestapo et passa plusieurs semaines en prison.
L’article 76, alinéa 3, lui, vise les personnes (ou les groupes) accusé(e)s d’avoir participé sciemment à une entreprise de démoralisation de l’armée ou de la nation ayant pour objet de nuire à la défense nationale. Là encore, l’accusation se révèle plus que discutable : on ne trouve rien, dans les articles, les déclarations verbales et les démarches de Maurras qui soit de nature à démoraliser l’armée ou la population et nuise à l’effort de guerre et à la défense de la France en 1940. Mais les faits ne prouvant rien, les accusateurs les interprètent. Ainsi, ils présentent, de manière partisane, les articles de Maurras parus au moment de la défaite de 1940 comme des actes de démoralisation et de trahison au motif que leur auteur ne manifeste aucune compassion évidente pour sa patrie vaincue et insiste sur la fatalité du désastre, conséquence naturelle d’un régime républicain gangrené par son incurie foncière. D’autres, comme l’historien américain Eugen Weber cherchent à pallier l’impuissance de la Justice et du Droit à établir la culpabilité juridique de Maurras en chargeant celui-ci d’une culpabilité morale supérieure à cette dernière.
« Objectivement, sinon intentionnellement, Maurras avait trahi son pays, il avait travaillé du côté de ce qui devait devenir celui de l’ennemi ; il était coupable dans un sens plus élevé que celui de la Loi », écrit notre historien. Belle conception de la justice et de la morale que celle qui les subordonne à un parti pris politique ! À l’évidence, le procès de Maurras est un exemple éclatant d’iniquité, et cela, de nos jours, ne fait pas de doute.
Les enseignements fondamentaux et pérennes de Charles Maurras
Cela étant rappelé, il convient de résumer ce que nous pouvons retenir de la pensée et de l’œuvre de l’illustre martégal. On pourrait dire que la raison essentielle de l’acharnement dont a été victime Maurras, jusqu’à nos jours, est que, plus qu’aucun autre « pestiféré », il est inassimilable par le système__ entendons par là la République et son substrat idéologique et pseudo-éthique, à savoir son aspiration à une démocratie universelle égalitaire et indifférenciée sous toutes les latitudes, annihilant toutes les identités nationales, née dans les loges et les sociétés de pensée du XVIIIe siècle, et annoncée par notre grande Révolution. A la différence de Barrès, Rochefort, Déroulède, ou même Drumont, pour ne citer que quelques noms, Maurras n’a jamais reconnu la moindre légitimité ni la moindre grandeur à la France contemporaine, issue des « Lumières » et de la Révolution. Il n’a jamais célébré l’héroïsme des soldats de l’An II, entonné le péan en l’honneur de Napoléon, admiré l’essor économique de la grande industrie et de la haute banque sous le Second Empire, loué l’œuvre coloniale de la IIIe République, et n’a jamais succombé à l’envoûtement romantique, baudelairien ou symboliste, à l’ivresse germanique, au culte débridé, déliquescent et mortifère du moi, n’a jamais dit que Zola, Proust, Romain Rolland, Gide, étaient des romanciers de génie nonobstant leur orientation morale et politique. Maurras, c’est l’opposition sans concession à la France contemporaine, sa négation, sa condamnation ; voilà ce qui explique le formidable retour de bâton que celle-ci lui inflige.
Maurras, c’est le refus de l’abdication de la raison, devant le Sturm un Drang, le cyclone, le maëlstrom, le chaos des sentiments, des passions, des états d’âme, des pulsions préconscientes et inconscientes, des folies de l’âme individuelle ou collective, au motif que toutes ces réalités existent, et que formant le fond de la nature humaine, il convient de leur accorder la prééminence, dans la vie individuelle, la société, les institutions, l’art, la littérature, ou, à tout le moins, de leur accorder une place de choix.
Le courage puisé dans la raison
On le sait, Maurras connut les tourments d’une âme blessée, les déchirements et les revendications du moi, la déréliction, la révolte, la tentation nihiliste ou suicidaire, les tendances égocentriques, égoïstes et égotistes, les séductions libertaires, anarchistes, non-conformistes, décadentes et avant-gardistes. Et sa condition physique et psychologique personnelle ne pouvait que l’inciter à y donner libre cours. Il n’en fit rien. Jamais il ne cessa de penser que si les émotions, les sentiments, les pulsions sont l’humus de la création, seul le sens rationnel et supérieur de l’ordre et de l’harmonie opérée par la raison, peut produire de la beauté et élever ainsi l’âme de l’artiste lui-même et de son public, et que l’œuvre d’art, l’œuvre littéraire, s’avilit et avilit celui qui la contemple ou la lit lorsqu’elle est seulement l’expression crue d’un moi chaotique, laid et torturé. Sans doute eût-il pu penser, comme Musset, que « rien ne nous rend grand comme une grande douleur », mais, de là, il ne conclut jamais que l’œuvre d’art dût être le cri strident d’une âme tourmentée.
Et il eut le même type d’exigence en politique. Constatant, étudiant, analysant, critiquant la décadence de la France contemporaine, il refusa toujours de s’y résigner comme à une fatalité, et, plus encore, de s’y complaire, de la célébrer, de s’en délecter avec cynisme ou masochisme. Et il ne cessa de vouloir la conjurer.
La première condition, pour cela, fondamentale, était le courage, la force de ne pas céder au pessimisme. « Le désespoir, en politique, est une sottise absolue », écrit-il, dès 1905, dans L’Avenir de l’Intelligence. Et la raison, là encore, est l’attribut le plus précieux de l’homme, celui qui lui permet d’élever une digue salvatrice contre la crue mortelle de l’affectivité, de penser, d’analyser, de comprendre les causes du marasme, et de les abolir, et, par suite, de construire (ou de reconstruire) un ordre politique et social sain et bienfaisant pour l’individu comme pour la communauté.
La vérité de la Monarchie et le mensonge de la République
Tout ordre politique et social sain est une construction rationnelle, point sur lequel Maurras s’accorde avec Comte. Mais, à la différence de Comte, il ne récuse pas la notion de cause, et juge même indispensable de découvrir les causes de la situation présente pour édifier un ordre durable. Il prend donc appui sur l’histoire, dont, contrairement à Sieyès, il estime les leçons utiles. Si l’ordre politique est une construction de l’esprit, la communauté qu’il régit ne l’est pas et procède d’une évolution multiséculaire opérée par la mémoire collective, le sentiment d’un destin commun et la succession des nombreux événements et états qui l’ont marquée. Une nation est une réalité historique qui excède la raison, même si cette dernière est indispensable à l’édification (ou au maintien) de l’ordre politique, de la société. Et tout l’art de la politique consiste à ordonner cette réalité historique afin de faire d’elle une totalité harmonieuse, grâce à l’œuvre civilisatrice de la raison. C’est ce qu’avaient compris nos rois, qui, au fil des siècles avaient graduellement rassemblé le royaume de France et l’avaient gouverné avec fermeté sans le mutiler ou l’étioler en l’étouffant sous une administration centralisatrice, et en laissant vivre les communautés naturelles et historiques, et les corps de métiers, issus du très haut Moyen Age. Ces rois avaient judicieusement, et comme par instinct, autant que par raison, combiné l’autorité de l’Etat pour les questions engageant le destin de la nation, et les libertés fondamentales naturelles pour la vie de leurs sujets, évoluant dans leurs communautés d’appartenance. Et ainsi, la France, riche de ses différences, mais unie pour un destin commun, avançait sans que sa diversité devînt une source de contradictions paralysantes, au contraire.
Voilà pourquoi Maurras opta de bonne heure pour la restauration de la monarchie. Et voilà pourquoi il devînt l’adversaire irréconciliable de la République. Cette dernière laissa les individus isolés et désarmés face à un Etat jacobin centralisateur, animé par une idéologie égalitaire et matérialiste, et osa se présenter – par, notamment, le vecteur de son école ferryste et de son Université rationaliste et libre-penseuse – comme la continuatrice de l’œuvre d’une monarchie dont le rôle historique aurait consisté, à l’en croire, à préparer – certes inconsciemment – son propre avènement.
Maurras refusa constamment cette fallacieuse reconstruction téléologique de notre passé, imposée depuis la fin du XIXe siècle par nos institutions d’enseignement, nos élites et nos médias. A ses yeux, il n’existe, il ne peut exister, de bonne République, dans la mesure même où ce régime est, in essentia, destructeur de tout ce constitue l’être même d’une nation : la foi, le sentiment de son identité, la culture, la famille, l’ancrage dans son contexte géographique, son ère de civilisation, sa langue, ses communautés organiques naturelles. En conséquence, il n’a cessé de combattre pour la restauration d’une monarchie héréditaire et décentralisée forte, vouée à ses tâches régaliennes desquelles dépendent la vie et la prospérité de la nation (administration de l’intérieur, économie générale et finances publiques, diplomatie, défense), cependant que les administrations de proximité et le social incomberaient, les premières à des institutions régionales, le second à des organismes partenariaux et professionnels forts, certes encadrés et contrôlés par le législateur, mais autonomes. Au lieu que la République nous condamne in aeternum à dépendre d’un Etat aussi impuissant qu’omnipotent, omniprésent, et constamment sollicité et contesté.
Il convient de souligner sans relâche l’actualité brûlante de la pensée du maître de l’Action française, de défendre sa pensée contre toutes les mésinterprétations qu’en ont donné non seulement des adversaires ou des « spécialistes », mais également nombre d’intellectuels de droite qui prétendent faire l’inventaire de l’œuvre de Maurras – critiquant, notamment ses prétendues tendances antichrétiennes, païennes et nietzschéennes – et procéder à un aggiornamento du mouvement monarchiste. ■
Une messe pour le repos de l’âme de Charles Maurras, sera dite à Paris ce mercredi 16 novembre, jour du 70e anniversaire de sa mort. L’office sera célébré à 12 heures précises par l’abbé Thierry Laurent, église Saint Roch, 296 Rue Saint-Honoré, 75001 Paris. Contact si besoin est : assoatmaurras.net
Article précédemment paru dans Politique magazine.
Un éloge passionné, mais qui fait l’impasse sur pas mal de choses. Maurras n’aurait ainsi jamais « reconnu la moindre légitimité ni la moindre grandeur à la France contemporaine, issue des « Lumières » et de la Révolution » ; il n’a pourtant pas hésité à soutenir la république à deux reprises, en 1914 et en 1940, compromettant à chaque fois les chances de réussite de son mouvement. Il n’aurait « jamais succombé à l’envoûtement romantique » ; était-ce une bonne idée ? Alain de Benoist remarquait que précisément, le romantisme constitue une formidable tour de siège contre les Lumières et leur rationalisme et déplore que Maurras l’ait ignoré, tout en soulevant l’hypothèse qu’il pourrait bien avoir un fond romantique qu’il aurait voulu exorciser. Enfin, lorsque l’auteur évoque « la foncière, implacable et définitive germanophobie de Maurras », on peut se demander si elle n’est pas à la racine des deux erreurs maurassiennes que j’évoquais plus haut, l’union sacrée et le rationalisme. Sans parler de l’antisémitisme, à mon avis indissociable de la haine de l’Allemagne dans le cas de Maurras. Cette haine anime encore pas mal de nationalistes français ; je ne sais pas s’il y a lieu de s’en féliciter. Reste que Maurras aura réussi à relancer un mouvement alors agonisant en lui insufflant de la volonté et une pensée ordonnée à l’action, ce qui faisait cruellement défaut aux royalistes. Au moins, il s’est battu jusqu’au bout.
PS : En disant « Cette haine anime encore pas mal de nationalistes français », je parle évidemment de la haine de l’Allemagne.