ENTRETIEN – Cet entretien est paru dans Le Figaro d’hier 25 novembre. Il illustre, une fois encore, cette liberté de ton et de pensée, cette originalité des propos de Jean-Claude Michéa, irréductibles à toute espèce de classement facile. C’est toujours intéressant, stimulant, ouvrant à la réflexion, voire à l’objection et à la critique. Cela ne correspond en rien au formatage exercé par la doxa dominante. Et cela nous semble déjà beaucoup.
Entretien par Eugénie Bastié.
GRAND ENTRETIEN – Jean-Claude MICHÉA déplore que les mélenchonistes se soient ralliés à la stratégie définie par Terra Nova d’une alliance entre les classes moyennes des centres-villes et les minorités. Habitant en terre taurine, voit dans les traditions populaires le dernier rempart à l’uniformisation du monde portée par le capitalisme.
La corrida constituant pour des raisons historiques évidentes une tradition essentiellement sudiste, ces élites tenaient donc là une occasion rêvée de diviser les classes populaires de cette France périphérique
LE FIGARO. – Cette semaine ont eu lieu d’intenses débats sur la corrida après l’inscription à l’ordre du jour d’une proposition de loi du député LFI Aymeric Caron – finalement retirée – visant à l’interdire. Vous vivez dans les Landes, pays de tauromachie… Que vous ont inspiré ces débats ?
Jean-Claude MICHÉA. – Ayant passé l’essentiel de ma vie à Montpellier (les choses auraient sans doute été différentes si j’étais né à Nîmes ou Béziers), l’univers de la corrida – et, d’une façon générale, celui de la culture taurine – m’est, au départ, tout à fait étranger. Même si, bien sûr, l’incroyable étroitesse d’esprit dont font preuve la plupart des opposants à la corrida (de même que leur sidérante indifférence à l’histoire et à l’anthropologie) me frappait déjà à l’époque. Vous aurez certainement remarqué, en effet, que si l’aficionado tient généralement à rappeler qu’il comprend parfaitement, pour sa part, qu’on puisse détester la corrida, la réciproque, en revanche, ne peut jamais être vraie. C’est qu’un (ou une) «anti-corrida» vit précisément toujours, par définition, son propre refus de chercher à comprendre qu’on puisse trouver la moindre valeur à un spectacle aussi «barbare», comme un signe supplémentaire de sa supériorité morale et humaine. Attitude typiquement néocoloniale, en somme, et contre laquelle Lévi-Strauss nous avait pourtant mis en garde dans Race et histoire: « Le barbare, y observait-il (Montaigne disait d’ailleurs la même chose quatre siècles plus tôt), c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie.»
Que répondez-vous à ceux qui affirment que la corrida est tout simplement un acte de torture ?
Que c’est bien sûr une absurdité ! Un torero risque sa vie (ou du moins de graves blessures) chaque fois qu’il affronte un taureau de combat. Klaus Barbie, lui, ne risquait rien chaque fois qu’il torturait Jean Moulin ! Et si on cherchait l’exemple d’une mort particulièrement atroce infligée à une bête incapable de se défendre, on devrait plutôt songer, au passage, aux milliers de brebis égorgées chaque année par ces loups que les amis d’Aymeric Caron semblent pourtant prendre le plus grand plaisir à réintroduire auprès des derniers bergers. Notre village célébrant chaque été le passage de la transhumance, c’est là un type de « souffrance animale » auquel je suis forcément très sensible !
La volonté d’abolir la corrida ne va-t-elle pas dans le sens de l’histoire, celle d’une proximité plus grande avec la souffrance animale ?
J’avoue ne pas trop savoir ce que signifie le «sens de l’histoire» (sauf à le confondre avec les progrès planétaires de la logique libérale et du capitalisme!). Et quand, par ailleurs, vous vivez quotidiennement – comme c’est maintenant mon cas depuis maintenant plus de six ans – entouré de renards tournant sans cesse autour de vos poules et de vos canards ou de sangliers qui menacent en permanence vos cultures et vos chiens, vous apprenez très vite à ne plus vous en remettre à la vision Walt Disney (autrement dit métropolitaine) de l’animalité. C’est que la mort animale est ici une réalité quotidienne, le plus souvent causée, d’ailleurs, par d’autres animaux (et parfois même de la même espèce). Le problème est que c’est aussi une réalité à laquelle les habitants des grandes métropoles sont devenus presque structurellement étrangers. Dans leur monde aseptisé, simplifié, et coupé de tout lien véritable avec la nature, la mort (y compris celle des humains) se voit en effet méthodiquement tenue à distance, la société «inclusive» (synonyme aujourd’hui de libéralisme intégral) devant désormais être conçue – sur le modèle des campus de l’Amérique woke – comme un immense safe space (ou un immense parc Disney).
Vous avez souvent écrit que le «progressisme» sociétal contribuait à la destruction des cultures populaires, faisant, in fine, le jeu du capitalisme. Est-ce là aussi le cas ?
C’est bien la clé ultime de tout ce psychodrame. Le grand historien marxiste anglais E. P. Thompson a effectivement mis en lumière – comme d’ailleurs Gramsci avant lui – le rôle absolument déterminant que jouent la plupart des traditions populaires dans la résistance des «gens ordinaires» à l’uniformisation capitaliste de leur vie quotidienne par le Droit et le Marché. Et, de fait, dès que vous commencez à vivre dans les Landes, vous découvrez très vite que la corrida – au même titre que la chasse à la palombe ou le rugby – contribue en effet de façon décisive à maintenir et protéger cette sociabilité populaire (notamment dans les communes rurales) qui repose encore de façon massive sur les rapports d’entraide et la logique du don (ou, si on préfère le langage orwellien, sur la common decency). Il suffit d’ailleurs de participer chaque année aux fêtes de la Madeleine de Mont-de-Marsan (ou, plus simplement encore, à n’importe quel repas organisé par le foyer rural) pour s’en rendre compte sur-le-champ. Mais c’est, ici encore, une réalité dont les habitants des grandes métropoles ont généralement perdu jusqu’au souvenir, au point que leurs «sociologues» de métier ont sincèrement fini par croire qu’elle a partout totalement disparu – d’où, entre autres, leur mépris moutonnier à l’endroit des travaux de Christophe Guilluy. (géographe révélé au grand public par ses livres sur la France périphérique, NDLR).
L’actuelle croisade de classe contre la corrida – dont le pauvre Aymeric Caron n’est que l’idiot utile (un rôle dans lequel, cela dit, il est toujours parfait!) ne peut donc être entièrement comprise que si on la réinscrit d’abord dans un projet politique beaucoup plus général: celui d’éradiquer définitivement tous les obstacles culturels (au premier rang desquels, naturellement, la plupart des traditions populaires encore vivantes) au développement sans réplique (ou «sans la moindre limite morale ou naturelle», comme l’écrivait Marx ) du Marché «autorégulé» et uniformisateur. Il ne faut donc pas se leurrer. Cette offensive en règle contre la corrida n’est en réalité que la première étape – ou le galop d’essai – d’un processus «néolibéral» visant à «déconstruire», à terme, toutes les formes d’autonomie et de culture populaire. Il n’est donc pas nécessaire d’être soi-même un amoureux de la corrida pour comprendre tout ce qui est en jeu dans cette croisade de classes.
Faut-il voir dans cette volonté d’abolir la corrida un symptôme du clivage profond entre France des métropoles et France périphérique ?
Sans aucun doute! Il faut bien comprendre, en effet, que la révolte des «gilets jaunes» a montré aux élites dirigeantes françaises – qu’elles soient économiques, politiques ou «culturelles» – le danger mortel que représentait pour leur système de privilèges une révolte populaire dont le point de départ géographique ne serait plus le monde métropolitain (à l’image de l’inoffensif Nuit debout) mais bel et bien la «France périphérique» (celle des «ronds-points»). Or, la corrida constituant pour des raisons historiques évidentes une tradition essentiellement sudiste, ces élites tenaient donc là une occasion rêvée de diviser les classes populaires de cette France périphérique en exploitant cyniquement les différences culturelles qui existent inévitablement entre les classes populaires du «Nord» – par définition entièrement ignorantes de tout ce qui se joue réellement dans une corrida – et celles du «Sud». De la même façon, en somme, qu’elles n’hésitent jamais à instrumentaliser les différences hommes-femmes, «Blancs»-«racisés» ou même générationnelles dans le but d’«invisibiliser» les antagonismes de classe réels sur lesquels repose la société capitaliste.
Que dit cette nouvelle «conquête» sociétale de l’évolution de la gauche ?
Elle en dit assurément très long sur le processus d’américanisation culturelle de la gauche française. Et notamment de LFI, passée en quelques années de la ligne de Front populaire incarnée par François Ruffin à celle libérale-woke (que symbolisent désormais Aymeric Caron et Mathilde Panot). Le recours croissant de LFI à une rhétorique «gauchiste» à l’ancienne ne doit donc pas nous induire en erreur. Elle est essentiellement destinée à masquer, en réalité, le ralliement effectif de cette formation à la stratégie que définissait en 2011 la célèbre note de Terra Nova. C’est-à-dire au principe d’une alliance privilégiée entre les nouvelles classes moyennes des grands centres métropolitains et les différentes «minorités» sexuelles, ethniques ou autres. Il est clair que ni la corrida ni la France populaire périphérique dans son ensemble ne sauraient avoir de véritable place dans cette alliance netflixienne (et logiquement contradictoire) entre le burkini et la trottinette électrique ! ■
* Dernier ouvrage paru: Le Loup dans la bergerie. Droit, libéralisme et vie commune (Flammarion, 2018).
Passons sur les aimables références faciles à Disney, répéter la vie sous toutes ses formes et fuir la souffrance n’est pas une affaire politique ; personnellement je n’apprécie pas la tauromachie bien qu’ayant élevé des chevaux de dressage .
La corrida n’est pas une coutume gauloise, elle aurait plutôt tendance à être espagnole.
Quant à ce que j’y ai vu c’est plutôt de la boucherie élevée à la prétention de l’opéra. : chevaux éventrés aux quels on replace à la va- vite in situ les intestins répandus et qu’on évacue dans une ambiance de terreur manifeste…
Un vrai spectacle a vomir.
Il ne s’agit pas de mièvrerie mais de simple respect des autres êtres vivants et de soi- même.
Tout comme la chasse à courre où on arrive avec chiens et chevaux frais et où on chasse « le change » jusque dans nos jardins au mépris des lois de nos anciens , la corrida utilisant des bêtes terrifiées aux cornes épointées est devenue un défouloir pour sadiques en mal de spectacle.
Tuer pour se défendre ou pour manger est excusable mais tuer par jeu à notre époque avec nos moyens modernes n’a rien de glorieux ni de méritoire c’est uniquement un commerce rentable pour touristes désœuvrés avides de sensations fortes et y voir des raisons politiques c’est vouloir aimer les débats sans fin pour finalement « empailler des moustiques »
Michéa est un auteur intéressant : venu de la gauche marxiste, il a évolué dans une direction proche des traditionalistes en prônant une résistance au capitalisme fondé sur les traditions (dont ici la Corrida), l’appartenance à un groupe et la famille. Autant d’idées qu’on retrouve chez son maître, Christopher Lasch. On pourrait leur reprocher de ne pas aller jusqu’au bout de leurs idées. Ainsi Lasch et Michéa semblent dire que le remède au mal qu’ils dénoncent à juste titre (et avec talent) ne pourrait être résolu qu’avec un surcroît de démocratie et une société plus égalitaire ; en quoi ils ont raison, mais partiellement, car une société ne peut se passer de hiérarchie, donc d’inégalités, le tout étant de bien les organiser. Et puis ils ne se séparent pas d’une détestable définition de la démocratie comme « souveraineté du peuple », si bien dégonflée par Maistre, Bonald et plus récemment Volkoff et Polin.
Donc je ne suis pas sûr qu’ils puissent être classés parmi les contre-révolutionnaires, ce qu’avait fait Pierre de Meuse dans son remarquable ouvrage sur la Contre-Révolution.
Cher Monsieur,
Votre objection à l’enrôlement de JC Michéa dans les rangs de l’armée de la Contre-révolution sont pertinents, et je ne les balaierai pas d’un revers de main. Cela dit, depuis quelques années, il m’est apparu que l’individualisme en tout domaine était bien plus nocif que le désir d’égalité. De surcroît, sur le plan de la praxis, il est infiniment plus facile à mettre en oeuvre que l’égalitarisme. En effet, réduire les corps à des individus accroît le pouvoir de l’État et de ceux qui le pilotent. En revanche, il est toxique pour le pouvoir de chercher à réaliser l’égalité dans une organisation que l’on veut efficace. Pour cela, il m’a semblé que le voeu de Michéa pour une société égalitaire trouvait instantanément des limites. En ce qui concerne la souveraineté du peuple, la persistance de Michéa à la proclamer est indiscutablement intenable sur le plan logique. Cela dit, vous ne pouvez que constater qu’aujourd’hui, les ennemis de l’ordre ont une nette tendance à vouloir s’en débarrasser. Voyez Alain Badiou, philosophe ultra-gauchiste qui s’enorgueillit de son « aristocratisme essentiel » ; et les technocrates de Bruxelles qui répètent à l’envi qu’il faut se méfier des peuples. La Contre-révolution mène donc un combat à front renversé. Il nous faut donc être lucide sur le fait que certains mots, comme « démocratie » ont perdu de leur sens vénéneux, au contraire de celui de république.
Merci beaucoup de cette réponse, entièrement satisfaisante.
EN se situant du côté des traditions et de la « Common Decency « chère à Orwell Michéa se place sans faux semblant du côté de la tradition et de la vraie culture ; celle de Molière et de Shakespeare, contrairement aux bobos individualistes dont le mépris affiché des classes populaires cache mal leur désarroi. La ligne de démarcation se situe entre ceux pour qui la vie reste un défi, une liberté une vocation à accomplir et ceux qui la réduisent à leurs fantasmes narcissistes, qui ne conduisent nulle part..Pierre de Meuse a raison de relever que derrière les mots un combat commun nous engage pour la vie. Michéa peut-il aller plus loin ? A la source cachée qui donne le vrai sens à sa démarche rafraichissante ?