Par Marin De Viry.
Cet article est paru dans Le Figaro du 9 décembre mais Marin de Viry est une veille connaissance qui, armé de ses fantaisies langagières, et autres qui ne dissimulent pas de solides raisons, suscite adhésion et empathie. Qu’on se souvienne : il veut un roi tout de suite, pas dans cent ans, et il voit dans le tourisme de masse l’obscène tueur du voyage et de son objet, puisque, comme les chenilles en rangs serrés, le tourisme de masse ignore, détruit, déflore et tue son objet. Car c’est bien clair : après son passage peu de chose d’authentique et de signifiant ne subsiste des merveilles qu’il affectait de vouloir admirer mais dont il ignorait et ignorera toujours tout. Pour l’éternité Mêmes masses en mouvement que celles interlopes du métro à Paris, au quotidien sur quoi Marin de Viry exerce ici sa science du réel de type souterrain (l’underground british) et sa verve décapante. Et pour agile qu’il soit, Marin de Viry est ne varietur : il veut toujours un roi, tout de suite !
TRIBUNE – L’écrivain et critique littéraire emprunte le métro parisien presque tous les matins. Il fait le récit de cette expérience éprouvante que partagent nombre d’habitants de la capitale et de sa banlieue.
Quelques notes cliniques, esthétiques, et politiques prises à la volée, au terme d’une longue période à fréquenter le métro parisien :
1. Le peintre officiel de la RATP devrait être Jérôme Bosch. Vapeurs sulfureuses, sans-abri édentés, vent glacial, déments erratiques, moiteur bouillante, surmulots pervers s’en donnant à cœur joie, damnés compactés dans le chaudron de la rame, guet-apens permanent, sentiment atroce d’en avoir pour une éternité, sonneries de torture, voix féminine sadique d’un bourreau qui insulte la misère de ses victimes en prenant un ton sucré pour leur annoncer une nouvelle épreuve, visages atterrés, déformés par l’impitoyable destin de martyrs du service public côtoyant les frotteurs, les goujats, les paniqués, les dormeurs debout. Et cette impression que le démon est à la manœuvre, pour toujours.
2. Il serait donc logique que l’écrivain officiel de la RATP fût Dante: «Au-delà de cette limite entre la surface et le souterrain, abandonne toute espérance.» Il faut encaisser tous les matins le hiatus infernal entre l’immense ratage qui nous pourrit la journée et la mince couche de communication qui le recouvre, sans l’excuser. Cette communication ne connaît que deux messages: en raison d’une difficulté d’exploitation, en raison d’un incident voyageur. Mais jamais, jamais, la vérité n’est dite, et par là nous touchons à une souffrance morale insupportable. L’énoncé de cette vérité serait pourtant simple: «Mesdames, messieurs, usagers non binaires, comme tous les jours, et en raison de notre nullité désormais établie, vous allez en baver.»
3. La RATP est un orchestre qui joue andante quand la partition indique allegro. Aux heures de pointe, les intervalles s’allongent au lieu de raccourcir, ce qui fait gonfler la foule, et bien entendu le gonflement de la foule provoque l’allongement des intervalles, le tout jusqu’à dégorgement du souterrain, occlusion intestinale du transport collectif. Le transit intestinal urbain est contrarié dès l’aube. La pathologie est installée.
4. L’expérience de la faillite de tous les services publics depuis vingt ans (rappel: l’Éducation nationale, la justice, l’hôpital, l’armée, la police) suggère au citoyen (instruit par la décadence rapide et générale à l’échelle du pays) que la situation du métro ne va pas s’arranger de sitôt. Puisque, nous dit-on, il s’agit essentiellement d’un problème de recrutement de nouveaux agents, il va falloir attendre que beaucoup de choses se passent: d’abord, que les «process RH» propre à une quasi-administration chauffent doucement jusqu’à température opérationnelle, ensuite que la grille salariale d’une complexité gothique évolue pour cesser d’être ridicule, puis que les conditions de travail soient repensées, puis que les syndicats approuvent le tout, sans compter la probable nécessaire intervention d’un référent diversité (voire d’un consultant parité) quelque part dans le système.
Bref, on peut s’attendre à certains délais de mise en place d’une réaction. D’autant plus, d’ailleurs, qu’il s’agit d’un problème qui intéresse les plus hautes sphères, lesquelles bougent avec la lenteur solennelle des astres. Le dossier est du niveau des supersphères: pensez, il convient de repenser la stratégie globale des transports urbains et de l’aligner avec celle des parties prenantes: mairie de Paris, région, Cour des comptes, préfecture, ministère des transports, et toute la sainte famille … Dans ce pays, la catastrophe quotidienne des heures de pointe n’est pas opposable au temps qu’il faut aux pontes pour pondre, et à l’œuf pour éclore d’une amélioration. Merci de patienter sur le quai.
5. C’est à ce stade qu’il convient de se transcender, d’opérer sa métamorphose en citoyen conscientisé. Non, vous ne vivez pas dans la douleur quotidienne la longue défaillance politique et technique d’un moyen de transport collectif, qui crée des dommages immenses à la population et marque une faillite de plus d’un service public. Ce serait partial et réactionnaire de le penser, on pourrait même dire que cette pensée perverse serait sournoisement opposée au progrès humain, donc au bien. Ce qu’il faut penser, c’est que vous vivez aujourd’hui dans la malédiction de la mobilité dure et égoïste de l’ancien monde, et que vous vous sacrifiez noblement pour assurer la transition vers une mobilité douce et solidaire, pas carbonée, inclusive, tatata.
6. C’est pourquoi, tous les matins, enfin dégorgé par le transport souterrain à la surface d’une ville de plus en plus sale et de moins en moins sûre dont la mairie vient d’augmenter massivement les impôts, et où nous avons la chance de moins bien gagner une vie rongée par l’inflation tout en subissant bientôt l’apocalypse olympique, nous devons ressentir l’impression océanique d’avoir consacré toute l’énergie disponible de notre journée dans les transports, pour édifier un monde nouveau. Toute autre disposition mentale aurait quelque chose d’intrinsèquement coupable.
7. Il y a une autre solution plus rapide, mais elle est ultralibérale: augmenter le passe Navigo à deux mille euros par mois, afin d’adapter la demande à l’offre. Ainsi, des rames désertes pourront passer tranquillement toutes les heures, et la crise sera finie. ■