Par Aristide Renou.
Puisque vous me lisez c’est que vous fréquentez les réseaux sociaux, par conséquent cette polémique n’ a pas pu vous échapper : une professeur de danse qui officiait, entre autres activités, à Science Po Paris a été poussée vers la sortie par la direction de l’établissement.
Le motif ? « Plusieurs étudiants se sont plaints auprès de l’administration de propos sexistes, discriminatoires, dégradants et minimisant les violences sexistes et sexuelles, tenus de façon répétée par l’enseignante », explique la direction.
L’enseignante, elle, a une version un peu différente : la direction lui aurait demandé de remplacer les termes «homme» et «femme» par «leader» et « follower», ce qu’elle aurait refusé. Et aurait donc préféré mettre les bouts avant qu’on ne la pousse à bout. Ce qui est certainement sage de sa part.
En fait, les deux explications sont si peu exclusives qu’elles me paraissent totalement complémentaires : comme le montre son refus de renoncer aux termes « homme » et « femme », cette professeur de danse a certainement dû laisser transparaitre le fait qu’elle ne croyait pas que la différence des sexes soit une « construction sociale » ce qui, dans le Science Po post Richard Descoings, équivaut à peu près à une apologie de crime contre l’humanité. Il y a donc eu des plaintes « d’étudiants » (on est obligé de mettre de guillemets, car manifestement ces gens-là ne cherchent nullement à apprendre, juste à trouver confirmation de ce qu’ils pensent déjà). Et, pour en avoir le cœur net, la direction a soumis la professeur à un test de pureté idéologique. Auquel elle a échoué haut la main, si l’on peut dire.
Cette histoire, aujourd’hui malheureusement banale dans ces temples de l’abrutissement que sont devenus un très grand nombre d’établissement dits « d’enseignement supérieur », m’a ramené aux temps où je fréquentais les amphis et les couloirs de la rue Saint Guillaume.
Dans ce temps pas exactement béni de ma jeunesse, j’avais suivi un fort intéressant séminaire d’économie de la santé, qui m’avait marqué pour plus d’une raison. L’une de ces raisons était l’une de mes condisciples qui le suivait aussi.
La première chose qui vous frappait était sa laideur agressive. La malheureuse ressemblait assez exactement à un crapaud. Mais si certaines personnes sont laides et néanmoins avenantes, elle était laide et repoussante. A sa disgrâce naturelle elle ajoutait une expression de hargne contenue et d’indignation prête à mordre qui vous faisait vous tenir sur vos gardes. Sa tenue vestimentaire ressemblait à peu près à celle d’Arlette Laguiller dans ses moins bons jours et, de fait, vous étiez moralement sûr, avant même qu’elle ait ouvert la bouche, que ses opinions politiques la situaient à la gauche de Che Guevara.
Or il se trouve que l’un des animateurs de ce séminaire incarnait tout ce qu’elle détestait : jeune et brillant chirurgien, énarque de surcroit, il avait déjà le grand tort d’incarner la réussite sociale et l’enrichissement personnel. Pis encore, l’imprudent ne cessait de révéler des opinions libérales et de taper à bras raccourcis sur la sécurité sociale. Il affirmait haut et fort l’inutilité de la médecine du travail, par exemple, ainsi que l’impossibilité d’une régulation étatique efficace du système de santé. Ayant compris à qui il avait à faire, le téméraire ne manquait pas, par ailleurs, de lancer de temps à autre une petite vanne en direction du crapaud gauchiste tassé au fond de la salle dans son pull à grosses mailles.
Il faut dire, aussi, à la décharge du crapaud, si je puis dire (uh-uh-uh !), que cet intervenant aimait manifestement provoquer, parfois au-delà du raisonnable. L’homme s’est d’ailleurs fait connaitre depuis, non seulement par sa réussite entrepreneuriale (il a créé un site célébrissime consacré à la santé et au bien-être), mais aussi par sa promotion quelque peu intempérante du transhumanisme. C’est bon, vous l’avez ?
Or donc, un jour, après la vanne de trop, le crapaud, rouge de colère, cracha violemment son venin.
Elle prit brutalement à partie l’intervenant devant toute la classe, l’accusant de je ne sais plus trop quoi – quelque chose comme « vous mangez des chatons au petit déjeuner » – et terminant sa diatribe accusatrice – in cauda venenum – par un « et d’ailleurs je songe à dénoncer vos plaisanteries antisémites à la direction ! » Je fus fort surpris par cette accusation, car je n’avais jamais rien remarqué de tel (j’étais un petit gauchiste à l’époque, donc plutôt à l’affut de ce genre de turpitude). Et je fus encore plus surpris, et secrètement amusé, d’entendre le jeune chirurgien lui dire à peu près : « mais, vous savez, je suis juif ashkénaze… ». Un court instant de silence gêné s’ensuivit, puis le crapaud, un peu démonté mais combatif, repris brièvement ses vitupérations, sentant qu’en dépit de cette bourde il avait néanmoins déstabilisé l’intervenant.
La fin précise de cet éclat se perd dans les brumes de ma mémoire, mais j’ai néanmoins le souvenir net que, à partir de ce moment, notre brillant chirurgien paru comme éteint. En dépit de sa faconde, et de la stupidité de l’accusation proférée par le crapaud d’extrême-gauche, il avait manifestement senti le vent du boulet. Il est des accusations qu’il vaut mieux ne jamais voir attachées à sa personne, quand bien même elles seraient totalement fausses.
Comme aurait à peu près dit le poète : « Cette décennie avait deux ans/Descoings remplaçait Lancelot/Déjà le wokisme perçait à Science-Po. »
La différence entre hier et aujourd’hui est néanmoins nette : hier ce qu’il fallait éviter à tout prix, c’était simplement (si l’on peut dire) le soupçon du racisme ou de l’antisémitisme ; aujourd’hui ce qu’il faut éviter est en perpétuelle expansion et inclut tous les domaines de la vie humaine, de sorte qu’il n’est possible d’éviter les foudres de la wokiquisition qu’au prix d’une vigilance perpétuelle et de contorsions abjectes. Hier, les crapauds hésitaient encore à faire remonter leurs griefs en haut lieu, de peur d’être éconduits avec plus ou moins de ménagements, aujourd’hui les crapauds ont pris le pouvoir. Et pas seulement rue Saint-Guillaume.
Que de chemin parcouru en peu de temps…
Et le crapaud de votre anecdote, me direz-vous ? Savez-vous ce qu’il est devenu ?
Eh bien oui ! Je l’ai appris il y a quelques années, au détour d’un article de journal qui lui était consacré. Si, si !
Sachez donc que le crapaud-buffle est devenu magistrat, a adhéré au Syndicat de la magistrature, dont elle a été secrétaire générale. Elle s’est présentée à diverses élections comme candidate Front de Gauche (devenu depuis LFI), et sévissait il y a quelques années au tribunal pour enfants de Bobigny, tribunal réputé pour sa très grande mansuétude vis-à-vis des jeunes délinquants, qui ont pris l’habitude d’appeler les magistrats « les pères Noël ».
Au vue de son parcours ultérieur, je ne doute pas qu’elle ait conservé le même caractère hargneux, vindicatif, aigri, délateur, que lorsque je l’ai connue, et qu’elle porte toute son énergie – née à l’évidence d’innombrables frustrations – vers la destruction de la « société bourgeoise », soit par les urnes, soit par l’intérieur, en défendant becs et ongles les délinquants contre ceux qui voudraient les châtier à la hauteur de leurs actes.
Lorsque j’étais assis sur les bancs de la rue Saint Guillaume, j’avais cette intime conviction que je fréquentais des gens dont certains deviendraient célèbres, mais je ne savais pas lesquels. Et de fait, certains de mes anciens condisciples occupent aujourd’hui des places ou des fonctions très en vue. Si vous saviez…
Mais une chose est sûre, jamais je n’aurais imaginé que le crapaud-buffle femelle dont j’avais croisé brièvement le chemin deviendrait une « personnalité ». Comme on peut se tromper, parfois… ■
Toujours excellent et précédemment paru sur la riche page Facebook de l’auteur (14 décembre).