Par Jean-Loup Bonnamy.
Cet article particulièrement intéressant de Jean-Loup Bonnamy sur un sujet d’importance majeure, est paru le 13 décembre dans Le Figaro. Nous redisons qu’il faut s’habituer à lire ce jeune et brillant philosophe à la pensée vive, agile, précise, au parler sans détour et sans crainte. Jean-Loup Bonnamy est déjà très présent dans les médias et, de Causeur à Front Populaire, sa plume se répand largement. À suivre donc avec intérêt et amitié d’esprit s’agissant de la défense des intérêts de la France inconsidérément exposés, en l’occurrence, face à la volonté de puissance de la Chine. Documenté, argumenté, bien écrit comme on peut s’y attendre, venant d’un normalien, c’est un article agréable et utile que nous vous proposons de lire.
FIGAROVOX/TRIBUNE – Spécialiste en géopolitique, Jean-Loup Bonnamy s’inquiète de notre dépendance économique vis-à-vis de ce régime totalitaire. Selon lui, la moindre opposition à la politique chinoise pourrait nous plonger dans une crise inédite.
Nous sommes tellement aveugles que la France continue de verser de l’argent à la Chine au titre de l’aide au développement ! Jean-Loup Bonnamy
Une vague de contestation ébranle la Chine. On a pu voir des émeutes dans la plus grande usine d’iPhone du monde. Les employés, confinés depuis un mois dans l’entreprise pour cause de Covid, n’en pouvaient plus. À Pékin, des banderoles hostiles à Xi Jinping ont été accrochées sur un pont.
Ces contestations légitimes montrent que la Chine est devenue un pays inquiétant, si ce n’est effrayant. Depuis 1949, la Chine est une dictature. De 1949 à la mort de Mao en 1976, le pays était même un régime totalitaire. Cependant dans les années 80, 90, 2000, l’étau s’est desserré et le régime ne méritait plus le qualificatif de «totalitaire». Il était devenu simplement autoritaire, une dictature comme il y en a des dizaines. Mais depuis l’accession au pouvoir de Xi Jinping en 2012, le pays connaît un virage néo-totalitaire alarmant. Renouant avec le culte de la personnalité, le Parti Communiste Chinois a ainsi intégré le nom du président Xi dans sa charte. Les 97 millions de membres du parti devront « défendre le rôle central du camarade Xi Jinping ».
Les images angoissantes ne manquent pas. La joueuse de tennis Peng Shuaï a accusé un hiérarque du PCC de viol. Aussitôt après, elle a disparu pendant plusieurs semaines. Réapparue mystérieusement, elle a retiré ses accusations. Le milliardaire Jack Ma a lui aussi disparu pendant trois mois après avoir critiqué la politique chinoise.
La Chine a mis en place un système de crédit social, basé sur les nouvelles technologies, avec des caméras à reconnaissance faciale et des QR-codes. Avec ce totalitarisme numérique, un citoyen chinois qui critique le PCC perdra des points de crédit social et ne pourra plus prendre l’avion ou acheter un appartement. Au Xinjiang, deux millions de Ouïghours sont détenus dans des camps de concentration, brimés, torturés et soumis à un lavage de cerveau constant. Beaucoup sont tués. De nombreuses femmes sont stérilisées de force. Tous les signes de leur culture sont méthodiquement effacés. Des milliers de mosquées sont détruites. À Hong-Kong, la répression de la contestation démocratique a été féroce. Se vantant de cette brutalité, Xi Jinping a ainsi affirmé qu’Hongkong était passé «du chaos à la gouvernance».
La politique du zéro-covid a encore aggravé les choses. Trois ans après le début de l’épidémie en Chine, le pays connaît toujours d’importantes restrictions. Alors que la vie est revenue à la normale dans le reste du monde, certaines villes chinoises subissent encore en décembre 2022 un confinement drastique. Cette politique, qui est un échec complet, révèle la fuite en avant d’un pouvoir paranoïaque qui a peur de se déjuger. Lors de XXe congrès du PCC, en octobre 2022, beaucoup s’attendaient à un allégement des restrictions. Xi Jinping a douché leurs espoirs et fait l’éloge de sa politique sanitaire, annonçant sa poursuite. Mais si le camarade Xi s’entête, la société civile, elle, est à bout. Comme l’écrit Renaud Girard, «les Chinois ont compris que la stratégie du «zéro Covid» du PCC était absurde. Car on n’arrête pas un virus. On vit avec. Ils ont remarqué, sur les images des tribunes de la Coupe du monde de football, que le public était bien présent dans les stades et que le spectateur moyen ne portait pas de masque. Ils ont été scandalisés de constater qu’ils vivaient dans une bulle détachée du monde.»
Sur le plan extérieur, l’agressivité chinoise est manifeste. Sur les réseaux sociaux, les comptes officiels des diplomates chinois en poste à l’étranger relaient propos agressifs, critiques contre la démocratie, et thèses complotistes, en rupture complète avec les bons usages diplomatiques. Par exemple, en avril 2020, l’ambassadeur de Chine en France a tweeté : «Les pays asiatiques, dont la Chine, ont été particulièrement performants dans la lutte contre le Covid-19 parce qu’ils ont ce sens de la collectivité et du civisme qui fait défaut aux démocraties occidentales.» ou «Certaines personnes, dans le fond, sont très admiratives des succès de la gouvernance chinoise. Ils envient l’efficacité de notre système politique et haïssent l’incapacité de leur propre pays à faire aussi bien.» Deux ans et demi plus tard, ces tweets hallucinants suscitent l’ironie quand on voit comment la Chine s’enferre dans une stratégie sanitaire sans issue.
En ce qui concerne Taïwan, la Chine n’a nullement renoncé à mettre la main sur l’île. Le PCC a décidé d’inclure pour la première fois dans sa charte son opposition à l’indépendance de Taïwan. Xi Jinping a réaffirmé sa détermination à accomplir la «réunification», brandissant la menace d’une opération militaire. Depuis la mort de Mao, aucun dirigeant chinois ne s’était montré aussi déterminé sur la question taïwanaise.
Dans tous les pays occidentaux, la Chine développe de puissants réseaux d’espionnage politique, économique et industriel. Le Canada a ainsi accueilli de très nombreux étudiants chinois. Mais il s’est aperçu que beaucoup d’entre eux étaient des espions chargés de surveiller la communauté chinoise et d’intimider les opposants, de diffuser la propagande du régime chinois dans la société canadienne, et de piller les secrets scientifiques et industriels des universités, des entreprises et des laboratoires canadiens. Le Premier ministre Justin Trudeau a dénoncé l’ingérence, les tentatives de déstabilisation et les «jeux agressifs» de la Chine vis-à-vis de la démocratie canadienne, thème qui agite le pays et préoccupe les élus de tous bords. De même, on a découvert récemment que la Chine avait implanté clandestinement au moins une cinquantaine de commissariats de police secrets dans vingt-neuf pays étrangers. En dehors de tout cadre légal, il y a ainsi huit postes de police chinois clandestins en Espagne, quatre en Italie, trois en France, plusieurs au Canada… Leur mission ? Surveiller et traquer les opposants.
Or, la France est devenue totalement dépendante économiquement du géant chinois. Nous affichons un déficit commercial annuel de 30 milliards d’euros. Avec ce chiffre, la Chine est le premier déficit commercial bilatéral de la France. Il suffit d’ailleurs de se promener dans un supermarché et de regarder les étiquettes des produits pour s’en rendre compte. Vêtements, électroniques, électroménager, articles de bricolage, meubles en kit… tout est «Made in China». La caisse à outils et la perceuse ? «Made in China». Le bloc multiprises, les masques chirurgicaux et le radio-réveil ? «Made in China». Le téléphone portable, l’ordinateur au bureau ou dans la salle de classe d’un lycée, les médicaments, le pull-over et le T-shirt ? «Made in China», encore et toujours… Autant d’emplois et de savoir-faire français détruits. Autant d’argent qui part de notre porte-monnaie vers les coffres-forts chinois. Autant de produits de mauvaise qualité, peu fiables et peu durables, qui contribuent au déclin général et à la baisse de la qualité de vie. Même les sympathiques «Phryges» – les mascottes des JO de Paris en 2024 – vont être fabriquées en Chine, car la France n’a plus les capacités industrielles de les produire ! Le symbole de la liberté et de notre histoire (la mascotte est un bonnet phrygien) va donc être produit par des ouvriers surexploités dans un régime totalitaire.
La concurrence chinoise détruit méthodiquement le tissu économique et social français. Désindustrialisation, fermetures d’usine, destruction d’emplois et chômage de masse, déficit commercial sidérant… Tout cela nous appauvrit, tiers-mondise le pays et met en péril le financement de notre protection sociale. La violente crise des «gilets jaunes», fruit du désespoir d’une partie de la population, est une conséquence directe de ce nouveau modèle économique où des esclaves produisent en Chine ce que des chômeurs et des précaires consomment en France. Or, ce schéma, malsain et non-viable sur la durée, se grippe aujourd’hui, ce qui explique les crises que nous traversons.
Soulignons ici l’aveuglement et la naïveté des élites françaises. La classe politique française a abandonné notre industrie, car, prisonnière d’une vision à courte vue, elle voulait écraser les coûts pour favoriser démagogiquement le consommateur et enrichir les actionnaires. Nos élites n’ont pas vu que le but de la Chine, redevenue maître de son destin, est de nous dominer en nous imposant un échange commercial inégal qui l’enrichit, nous appauvrit et nous rend dépendant d’elle. Au XIXe siècle, l’Occident domina la Chine en lui vendant des produits. Aujourd’hui, la Chine tente de nous dominer par le même moyen. Pour cela la Chine pratique une concurrence agressive et déloyale, à l’opposé de la concurrence «libre et non-faussée» fantasmée par nos élites. En Chine, tout est bon pour nous affaiblir : dumping salarial et social, dumping monétaire (la Chine manipule le Yuan à la baisse pour doper sa compétitivité), dumping environnemental (la Chine est le premier pollueur mondial), subventions d’États massives à son industrie (les panneaux solaires chinois qui envahissent le monde sont fabriqués à perte, grâce à des subventions publiques, et tuent ainsi leurs concurrents étrangers), espionnage industriel…
Naïvement, nos élites ont pensé qu’en contrepartie la Chine s’ouvrirait au commerce occidental. Grave erreur. La Chine a une vision protectionniste et asymétrique du commerce. Elle nous ferme son marché pendant que nous lui ouvrons le nôtre. Elle ne respecte pas le droit du travail et les normes environnementales que nous nous imposons. Elle développe ses propres marques (Xiaomi, Huaweï…) et n’a aucune envie de s’ouvrir à la concurrence occidentale. Nous sommes tellement aveugles que la France continue de verser de l’argent à la Chine au titre de l’aide au développement ! Après l’Allemagne, Paris est le plus gros contributeur de l’aide publique à la Chine (pourtant seconde puissance économique mondiale), avec 400 millions d’euros versés entre 2018 et 2020.
Le fait d’avoir abandonné notre production à la Chine joue aujourd’hui un rôle majeur dans la période d’inflation que nous traversons. Pendant des années, on nous a répété que produire en Chine ferait baisser les prix, au bénéfice du consommateur occidental. C’était vrai. On oubliait simplement de préciser que le consommateur était aussi un producteur et que la concurrence chinoise, si elle lui permettait de payer moins cher, détruisait son emploi. Mais depuis 2020, le ralentissement de l’économie chinoise et la fermeture de la Chine sur elle-même pour cause de Covid (avec un certain nombre de ports et d’usines qui tournent au ralenti) font bondir les prix. Comme le rappelle opportunément Jean-Michel Quatrepoint, la poussée inflationniste a commencé avant la guerre en Ukraine. Si l’inflation actuelle est aggravée par la crise ukrainienne, elle est d’abord et surtout le fruit de la politique zéro-covid en Chine, politique qui déstabilise toutes les chaînes de production.
Enfin, la dépendance économique à la Chine constitue un péril stratégique. C’est une véritable folie que de faire produire nos biens (y compris nos vêtements et nos médicaments !) par un pays aussi éloigné géographiquement et culturellement, aussi agressif et hostile sur le plan géopolitique, aussi brutal sur le plan des libertés. Que ce pays connaisse demain une pénurie interne, il gardera ce qu’il produit pour sa propre population. Par le commerce, la Chine dispose d’un énorme moyen de chantage contre nous. Si la Chine envahit Taïwan et si nous nous y opposons, nous pourrions très bien être punis en nous retrouvant avec des rayons de supermarché vides… Avec trente milliards de déficit commercial, que fera la France si demain la Chine attaque Taïwan ? Ce sera un choc géopolitique et économique infiniment plus dur que le Covid ou la guerre en Ukraine.
Face à cette situation alarmante, il est urgent de rapatrier notre production sur le sol national et de nous extraire de la dépendance chinoise. Quoi qu’il en coûte. Pourtant, cette question vitale n’a pas été abordée à la dernière élection présidentielle… ■
Ancien élève de l’École normale supérieure, Jean-Loup Bonnamy est agrégé de philosophie et spécialiste de philosophie politique.
Quand la psychose fait dérailler le monde 3,90 €
Les délocalisations industrielles vers la Chine, et maintenant Inde, Bengale, Philippines et autres, ont pour justification le cout de la main-d’œuvre de fabrication. Il y a quarante ans dans une société pharmaceutique que je dirigeais en France, le cout de la fabrication proprement dite à l’usine était inférieur au cout du contrôle de qualité. La fabrication ayant continué à s’automatiser et le contrôle de qualité à devenir plus chargé de normes et plus complexe, le déséquilibre n’a pu que se creuser. Si la main-d’œuvre de fabrication est bon marché dans les pays de délocalisation, avantage amoindri par l’automation, la contrôle de qualité demande lui un personnel hautement qualifié et les procédures peu automatisées. Dans le domaine pharmaceutique les usines chinoises, ou d’Inde par exemple, une fois le dossier d’approbation soumis et entériné étaient peu ou plutôt jamais inspectées pour vérifier les procédures de contrôle. Il est évident qu’alors le prix de revient n’est pas le même et la qualité rarement au rendez-vous!
Ne croyez pas qu’il s’agisse d’une exclusivité chinoise, ou indienne, il m’est arrivé de renvoyer aux Etats-Unis un lot de matière première pour non conformité, inutile de préciser que le bulletin de contrôle la déclarait conforme. Il était alors obligatoire de recontrôler en France les marchandises importées. Quelques années plus tard un accord bilatéral entre la France et les Etats-Unis dispensait de ce recontrôle!