Par Aristide Renou.
Pour en savoir un peu plus sur cette Annie Ernaux dont tout le monde parle. Ou a parlé. Car « la renommée a des ailes rapides, mais elle vole bas ».(Gustave Thibon). Nonobstant le Nobel qui, lui aussi…
Comme tout le monde vous parle du foot, je vais vous parler d’Annie Ernaux. Oui, je suis bon (et vous pouvez m’embrasser les pieds).
Je n’avais jamais lu de livre d’Annie Ernaux.
Il faut dire que plusieurs obstacles, et non des moindres, me séparaient de son œuvre. D’une part le fait que – à ce que j’avais compris – la plupart de ses livres appartiennent à la catégorie tellement contemporaine et, sauf exception, tellement inintéressante de l’autobiographie. D’autre part, ses opinions politiques, pas seulement affichées mais claironnées, qui la rangent dans le camp de l’extrême-gauche à front de taureau, comme la bêtise du même nom. Qu’ai-je besoin de lire les récits autobiographiques d’une féministe bourdieusienne antisémite ? me disais-je à peu près. La vie est déjà bien trop courte pour tous les livres qu’il faudrait lire, le reste est distraction coupable. Et enfin, la maigreur indigente de ses ouvrages. Je trouvais simplement scandaleux de devoir dépenser sept ou huit euros pour soixante-dix pages en format poche – et encore, avec de larges blancs entre les « chapitres ». C’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup. Mon côté « bourgeois », sans doute, dirait madame Ernaux.
Et puis est venu le prix Nobel. Et puis j’ai écouté une émission radiophonique où Alain Finkielkraut et Pierre Assouline disaient assez de bien de l’œuvre de la nouvelle Nobel, et notamment de « Passion simple ». Allons, me suis-je dis, peut-être l’œuvre vaut elle mieux que son auteur. Dépassons nos préjugés et essayons.
J’ai donc lu « Passion simple ».
Annie Ernaux y raconte la passion dévorante qu’elle a éprouvée pour un homme, qu’elle désigne par l’initiale A. Cette passion a duré une petite année, durant laquelle, dit-elle, elle n’a rien fait d’autre que l’attendre : attendre qu’il lui téléphone et qu’il vienne chez elle. A était marié et ne pouvait donc lui accorder que quelques heures parcimonieuses de temps à autre. Il était originaire des pays de l’Est, et seulement de passage en France. On devine donc que cette passion, si l’on mettait bout à bout tous les moments où Annie Ernaux et son amant ont réellement été ensemble, tiendrait en réalité sur quelques jours, une semaine peut-être, dilués sur toute une année. Une année faite, de son côté à elle, essentiellement d’attente, de rêves, d’angoisse et de jalousie. Passionné rime avec tourmenté. Car rien n’indique que A. ait éprouvé les mêmes sentiments extrêmes qu’Annie Ernaux. Tout indique au contraire qu’elle n’était pas beaucoup plus pour lui qu’un objet sexuel. Une passade amusante entre deux projets plus sérieux.
Voilà toute l’histoire.
De cette histoire, à la fois banale et hors-normes (car l’amour est chose commune, mais l’amour passionné l’est précisément en ceci qu’il fait temporairement mépriser et négliger tout le reste) on aurait pu tirer bien des choses intéressantes en somme. Annie Ernaux, elle, n’en a pas tiré grand-chose. Une description plate de cet épisode de bouleversement intime. Plate stylistiquement, conformément au cahier des charges qu’elle s’est fixé très tôt en tant qu’écrivain. Mais surtout plate psychologiquement. Car Annie Ernaux se refuse à l’explication, à l’analyse de cette passion, au motif que « cela reviendrait à la considérer comme une erreur ou un désordre dont il faut se justifier. » Elle veut, dit-elle, simplement « exposer » sa passion et essaye donc de s’en tenir à une description de ce qu’elle a fait ou de la manière dont elle se comportait durant cet épisode de sa vie.
Mais comme la passion est essentiellement un état intérieur, une exposition extérieure manque essentiellement de matière, et c’est sans doute la vraie raison de la brièveté de cet opuscule : il n’y a finalement pas grand-chose à raconter d’une passion dès lors qu’on se refuse à « l’expliquer », c’est-à-dire à en exposer les motifs et les tours et détours intérieurs, sentiments et opinions inséparablement mêlés. Peut-être Annie Ernaux a-t-elle analysé sa passion, mais elle ne le fait pas partager à ses lecteurs et dès lors ceux-ci se désintéressent vite de cette pantomime : un peu comme si vous deviez regarder une représentation de Roméo et Juliette sans entendre les tirades des acteurs. Ou plutôt : ils s’en désintéressaient vite si Annie Ernaux ne les devançait pas en faisant si bref. Dès la page 52 nous apprenons que A « est retourné dans son pays il y a six mois ». Elle aurait pu faire encore plus court, nous n’y aurions pas perdu grand-chose.
Car expliquer, contrairement à ce qu’affirme Annie Ernaux, ne signifie pas nécessairement se justifier comme devant un tribunal, cela signifie d’abord essayer de comprendre ce qui vous est arrivé. Et tant que nous ne comprenons pas ce qui nous arrive, nous ne le vivons pas pleinement. Nous restons à la surface de nous-mêmes et ce qui est vécu l’est à la manière des somnambules.
Contrairement à une croyance très répandue, il n’y a pas d’opposition entre vivre et faire retour sur soi-même, ou entre l’action et la pensée. On ne vit pleinement qu’en étant capable de faire retour sur soi-même, de se rendre raison à soi-même, autant que possible, de ce que l’on croit et de ce que l’on ressent (les deux n’étant d’ailleurs pas réellement distincts), et c’est sans doute pourquoi Socrate déclarait que la vie non examinée ne vaut pas la peine d’être vécue. Mais, pour s’examiner soi-même, il faut se voir, en quelque sorte, avec les yeux d’un autre. L’être humain est celui qui a besoin de sortir de lui-même pour se connaitre lui-même, et c’est pourquoi il a inventé la littérature. Parce que c’est en inventant des fictions qu’il peut découvrir sa réalité. Annie Ernaux aurait sans doute dû réfléchir davantage à sa propre activité en tant qu’écrivain.
Il est vrai que, comme elle l’a raconté par exemple dans son discours de réception du prix Nobel, elle s’est fixé très tôt un programme : venger sa race et son sexe par ses écrits. Ce programme vindicatif n’est certes favorable ni à la connaissance de soi-même ni à la compréhension des autres en général, car il implique que la passion dominante de l’écrivain est une forme d’indignation, passion bavarde mais sourde, qui produit des justifications mais se ferme à toute explication. La nuance, la finesse, le désir désintéressé de connaitre sont les ennemis mortels de l’indignation.
Pour vouloir venger sa race et son sexe, il faut être persuadé que sa race (c’est-à-dire sa classe sociale) et son sexe (c’est-à-dire les femmes) sont victimes d’une terrible injustice et ils ne sauraient être pleinement victimes – et donc dignes d’être vengés – s’ils sont en quelque manière co-responsables de leur situation.
On soupçonne que c’est l’une des raisons pour lesquelles Annie Ernaux se refuse à « expliquer » cette « passion simple » qu’elle a vécue : car celle-ci ne cadre pas tout à fait avec l’idée qu’elle se fait d’elle-même ni avec son programme de « venger son sexe ».
Car entre Annie Ernaux la féministe et Annie Ernaux l’amante passionnée, il y a comme une solution de continuité. Ce que raconte « Passion simple », lorsqu’on le lit un tout petit peu entre les lignes, c’est l’obsession d’une femme à l’orée de la cinquantaine pour un homme plus jeune qu’elle, sans doute beau (elle évoque une certaine ressemblance avec Alain Delon), certainement très macho, selon les critères actuels, avec lequel elle se conduit comme une serpillière, attendant passivement qu’il la siffle pour la sauter, s’il est permis de dire les choses crûment. Sans doute, selon les critères de la « moralité bourgeoise » qu’Ernaux méprise certainement, A se conduit mal puisqu’il est marié et qu’il se comporte de manière manifestement très égoïste avec Annie Ernaux. Mais le fait est que celle-ci est tout à fait consentante et qu’elle adore être tout ce que les féministes sont censées détester : un pur objet sexuel, un pâte molle passive entièrement soumise au désir de « son homme », qui n’est d’ailleurs même pas le sien.
Annie Ernaux n’est sans doute pas sans avoir conscience de ce que cette attitude d’extrême soumission peut avoir de honteux, que l’on soit homme ou femme d’ailleurs, de même que le fait de laisser les considérations érotiques dominer toute votre existence – de penser avec ses fesses ou avec sa bite, s’il est à nouveau permis d’exprimer les choses trivialement.
« Passion simple » s’ouvre sur un aveu : « Cet été, j’ai regardé pour la première fois un film classé X à la télévision sur Canal+ ». Comme Annie Ernaux n’a pas de décodeur Canal+, ce film X est une histoire sans paroles et aux images floues : « L’histoire était incompréhensible et on ne pouvait prévoir quoi que ce soit, des gestes ou des actions », écrit-elle. Dans cette bouillie visuelle et sonore, on ne distingue clairement qu’une chose : le coït, filmé en très gros plan. Annie Ernaux décrit cette vision comme « bouleversante », et pas au sens positif du terme. Elle conclut : « Il m’a semblé que l’écriture devait tendre à cela, cette impression que provoque la scène de l’acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, une suspension du jugement moral. »
Mais la stupeur et l’angoisse sont en elles-mêmes une forme de jugement moral implicite, non formulé : ceci n’est pas bien. Les animaux n’éprouvent ni angoisse ni stupeur devant l’acte sexuel de leurs congénères, ni excitation non plus. La pornographie est une activité spécifiquement humaine, précisément parce qu’elle est une activité dont la signification et l’intérêt se situent sur le plan de la moralité.
« Passion simple » pourrait sembler le contraire de la pornographie, puisque l’acte sexuel n’y est jamais décrit, mais d’une certaine manière il est bien un écrit pornographique : il expose ce qui devrait rester caché dans l’intimité, ce qu’il est naturellement honteux d’exposer au regard d’autrui, c’est-à-dire l’état d’abandon et de déraison dans lequel peut parfois nous plonger la passion érotique, et, le fait même qu’Annie Ernaux refuse d’entrer dans une « explication » de sa passion a exactement le même effet que le brouillage du film X sur Canal+ : le seul motif que le lecteur voit très distinctement, le seul motif qu’il peut voir, c’est le motif sexuel.
Le plus probable, en réalité, est que cette passion simple est surtout une passion simplifiée, dont le sexe n’est qu’une partie de l’équation, car chez l’être humain il est fort rare que le sexe soit uniquement du sexe. En dépit de toutes nos tentatives en ce sens, il ne nous est pas possible de séparer totalement les plaisirs de la sexualité du reste de notre existence, pas plus qu’il ne nous est possible de séparer le corps et l’âme.
Dans l’émission radiophonique qui m’a amené à lire « Passion simple », Finkielkraut et Assouline s’efforçaient de distinguer la stupidité des opinions politiques d’Annie Ernaux et son œuvre. Cette distinction est sensée jusqu’à un certain point, mais jusqu’à un certain point seulement, car si le reste de l’œuvre d’Annie Ernaux est conforme à « Passion simple » (qui passe pour un des sommets de cette œuvre, si j’ai bien compris), alors elle prouve qu’il n’est pas possible d’être borné politiquement sans être aussi borné moralement, psychologiquement, humainement, et donc sans être passablement limité en tant qu’écrivain.
Ce qui est sûr c’est que je n’irai pas vérifier. Ma connaissance de l’œuvre d’Annie Ernaux s’arrêtera là. ■
Précédemment paru sur la riche page Facebook de l’auteur (15 décembre).
Ce qui est effrayant est de constater que, en quelques décennies, le prix Nobel est descendu de Albert Camus a
Annie Ernaux !! la Chute….
Bien vu, bien dit.
Il faudrait peut être se poser la question de la pertinence du maintien de certaines grandes créations des années 1900 ( prix Nobel, jeux olympiques, prix Goncourt) dénaturées tout au long du siècle écoulé et cachant mal l’aspect « commercial » et/ou « m’as tu vu ? » auquel elles sont maintenant réduites . Idem pour les plus anciennes « expositions universelles » . Plus récent , le festival de Cannes relève maintenant du « kitch ».