Par Frédéric Rouvillois.
Cet article d’actualité de Frédéric Rouvillois est paru dans le Figaro du 9 janvier. Par delà l’affaire toute britannique, somme toute assez médiocre et mondialement médiatisée, qui s’y trouve évoquée, on lira aussi un rappel finement exposé de la nature familiale ou dynastique de la royauté en tant que modèle politique singulier opposé à l’actuel modèle français.
TRIBUNE – Le prince Harry publie Spare (Le Suppléant), un livre au vitriol évoquant notamment sa relation tumultueuse avec son frère William, le prince héritier. Face à la charge du fils cadet de Charles III, l’écrivain et essayiste rappelle « la nature singulière de la royauté ».
La royauté, ce ne sont pas des individus abstraits, sans visage et sans histoire, que l’on élit sur la foi de promesses incertaines, ce sont des personnes que l’on connaît par cœur
Il y a des titres qui ne disent rien, ou qui ne veulent rien dire, et d’autres qui disent tout, et même un peu plus. Tel est le cas de celui du livre du prince Harry, Le Suppléant. À lui seul, il révèle à la fois le génie de l’éditeur, qui a deviné quelles cordes sensibles il devait faire vibrer pour assurer à son produit un succès de librairie, et la triste position de l’auteur, pauvre petit prince perdu dans le vaste monde, balloté entre l’amertume, le ressentiment et l’incompréhension.
Ce que Harry semble avoir oublié, et ce que ne saisissent peut-être pas non plus ceux qui se rueront bientôt dans les supermarchés pour acheter son livre, c’est la nature singulière de la royauté. Alors que la République se définit comme le rapport d’un peuple avec lui-même, et le césarisme, dans sa version gaullienne, comme le rapport d’un peuple et d’un homme, ce qui caractérise la royauté, c’est le rapport d’un peuple et d’une famille: ou plus exactement, le rapport entre les familles qui constituent le peuple et celle qui les réunit, les représente depuis des temps immémoriaux et, si tout va bien, les représentera encore dans les siècles à venir.
C’est pour cette raison que certains philosophes ont pu écrire que la royauté, en reproduisant au sommet de l’État la structure de base de toute société, était la forme politique la plus conforme à la nature humaine. La royauté, ce ne sont pas des individus abstraits, sans visage et sans histoire, que l’on élit sur la foi de promesses incertaines, ce sont des personnes que l’on connaît par cœur, ancrées dans un temps long que l’on a partagé avec elles et qui nous les a rendues authentiquement familières. Si les Britanniques ont été profondément émus par la disparition de la reine, ce n’était pas seulement par respect pour une vieille dame sympathique, mais parce qu’en regardant le cercueil pavoisé, tous avaient à l’esprit l’album de famille – le sien et le leur -, la petite-fille espiègle qu’elle avait été, l’adolescente s’adressant à la BBC aux enfants des villes bombardées, la jeune femme amoureuse d’un bel officier, l’épouse, la reine allant au parc jouer avec ses enfants, ou beaucoup plus tard, rassurant en quelques mots les populations confinées – tous ces souvenirs qui rendent si poignante la disparition d’un proche, dont la perte est également celle d’une partie de notre propre histoire.
La royauté, c’est une famille: une famille avec ses beautés, ses grandeurs, mais aussi ses ombres et ses petitesses. Car dans une famille, on s’aime, mais on se dispute. On s’aime beaucoup, et on se dispute parfois violemment, pour mille et une raisons plus ou moins défendables: les fondements de la culture occidentale nous le rappellent sans cesse, que l’on se tourne du côté de la Grèce, de sa mythologie et de ses tragédies, ou du côté de l’Ancien Testament, qui s’ouvre sur le meurtre d’Abel, la vente de Joseph par ses frères et l’entourloupe de Jacob extorquant à Ésaü son droit d’aînesse contre un plat de lentilles. Telle est la nature humaine, en vertu de laquelle se battre avec son frère pour des histoires de filles, de rivalité, de jalousie ou d’héritage est la chose au monde la mieux partagée. Si Harry a un peu oublié l’Ancien Testament et l’histoire d’Angleterre, peut-être aurait-il pu se souvenir de l’intrigue du Roi Lion – sorti en salles lorsqu’il avait 10 ans -, et méditer sur les difficultés de la condition de cadet, mais aussi sur la noblesse qu’il y a à savoir accepter sa place.
La famille royale est une famille, mais pas une famille ordinaire, et l’autre erreur du petit prince déboussolé est d’avoir cru qu’il pouvait en être autrement. Ce qu’il a oublié ici, c’est l’admirable leçon de politique de sa grand-mère – Elizabeth II – n’ayant cessé, tout au long de son règne, de montrer que la famille royale était aussi une institution, avec sa finalité et ses règles.
La royauté impliquant une transmission héréditaire de la couronne, le but premier de la famille est en effet de faire naître le successeur, le prochain roi, étant entendu qu’il ne peut y en avoir qu’un seul. En Occident, c’est en général l’aîné qui succède, suivant ce que l’on appelle le principe de primogéniture. Celui-ci présente des avantages considérables en termes de simplicité et de prévisibilité: dès qu’un enfant est né, on sait qui sera roi plus tard, sauf disparition précoce. Ce n’est que dans cette hypothèse – et à condition que ce prince héritier soit mort sans enfants -, que son frère lui succédera. C’est alors, et alors seulement, que le suppléant deviendra le remplaçant: mais ce cas de figure, il faut bien le noter, relève du droit constitutionnel, et en aucun cas de la psychanalyse. Si le cadet est le suppléant, c’est au même titre que le vice-président aux États-Unis, en vertu d’un statut qu’il serait absurde d’envisager d’un point de vue sentimental, égalitaire et compassionnel, comme nous y pousse la mentalité contemporaine.
Il ne peut y avoir qu’un seul roi, qui le sera par le hasard de la naissance, sans avoir rien fait pour cela: mais cela ne signifie pas que le cadet sera «moins aimé» pour cela (Harry fut, de notoriété publique, le «chouchou de la reine»), ni moins heureux, ni, surtout, qu’il soit de ce fait victime d’une injustice, même si sa situation peut décevoir une épouse ambitieuse (là encore, rien de nouveau sous le soleil). Être cadet au sein de la famille royale signifie que l’on ne sera jamais roi, mais aussi que l’on sera toujours plus libre que son frère aîné, et que l’on pourra sans risques s’amuser et n’en faire qu’à sa tête – comme l’éprouvèrent en leur temps Gaston d’Orléans, le petit frère de Louis XIII, Philippe, le cadet de Louis XIV, ou Margaret, la sœur d’Elizabeth II.
Un privilège qui, jusqu’ici, ne semble pas avoir déplu tant que cela au malheureux petit prince Harry. ■
Frédéric Rouvillois est délégué général de la Fondation du Pont-Neuf et l’auteur de nombreux ouvrages remarqués. Il a notamment codirigé avec Christophe Boutin et Olivier Dard le «Dictionnaire du progressisme» (Éditions du Cerf, 2022).