PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cet article est paru dans Le Figaro du samedi 14 janvier. L’analyse de Mathieu Bock-Côté nous fait penser aux faiblesses grandissantes de la société étatsunienne telles qu’Emmanuel Todd les a décrites plus en détail dans son « grand entretien » au Figaro que nous avons publié avant-hier samedi, aussi bien que dans sa conférence à Sciences Po Bordeaux dont nous avons mis en ligne la passionnante vidéo, hier. dimanche. Nous laissons le lecteur de JSF réfléchir à cette situation de déclin généralisé de l’Occident, dont, naturellement, la France et l’Europe.
FIGAROVOX/CHRONIQUE – On l’oublie souvent, de 1924 à 1965, l’Amérique eu une politique d’immigration très restrictive, fondée sur des quotas stricts en fonction du pays d’origine.
Tôt ou tard, le réel reprend ses droits, comme en témoigne la crise migratoire
La crise migratoire qui frappe les États-Unis a de quoi brouiller les repères permettant normalement de décoder leur vie politique. Alors qu’il s’était montré très sévère à l’endroit de la politique migratoire de Donald Trump, Joe Biden n’est pas loin, en ce moment, de la reprendre à son compte, notamment en procédant à l’expulsion immédiate de migrants qui traversent illégalement la frontière. Le partage des rôles entre les républicains, à maudire, et les démocrates, à louanger, n’est plus évident. Désorientée, la presse internationale préfère se détourner des événements. Il n’en est pas de même de l’ONU qui se représente les frontières comme des traces d’un ordre international périmé, inadapté aux grandes migrations et au devoir moral qu’auraient les États de se transformer pour accueillir les migrants.
Vu d’Europe, on peine à concevoir que les États-Unis puissent être frappés par une crise migratoire. Le grand récit du Nouveau Monde veut qu’il soit le fruit exclusif de l’immigration, une vague suivant l’autre dans la construction d’un pays aux origines si multiples qu’il en viendrait à se confondre avec la terre entière. Ce n’est toutefois pas exactement le cas, pour peu qu’on distingue l’immigré, qui se joint à une société déjà constituée, du colon, qui en crée une nouvelle, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il soit arrivé sur un terrain vague. L’Amérique, de ce point de vue, a longtemps eu le souci d’une vraie maîtrise de ses frontières, et n’a pas hésité à les fermer lorsqu’elle le jugeait nécessaire, et cela pour des raisons qui n’étaient pas qu’économiques.
On l’oublie souvent, de 1924 à 1965, les États-Unis ont eu une politique d’immigration très restrictive, fondée sur des quotas stricts en fonction du pays d’origine – une politique qui n’était pas sans commettre de vraies injustices, cela va de soi. Elle était animée par une ambition avouée: l’Amérique devait éviter de bouleverser ses équilibres démographiques. Il fallait digérer culturellement les populations nouvellement arrivées avant d’en accueillir des nouvelles. Le pays, d’ailleurs, se voulait très attaché à son héritage anglo-saxon, qui demeurait, pour l’essentiel, son noyau identitaire et sa norme culturelle.
La vraie rupture apparaît au milieu des années 1960, quand ces quotas sont abandonnés: l’esprit de l’époque les jugeait désormais discriminatoires. Rares sont ceux toutefois qui s’imaginaient l’ampleur de la révolution démographique qui allait s’engager.
L’Amérique allait progressivement changer de peuple, la composition de sa population se modifiant à grande vitesse. C’est vers la fin des années 1980 et le début des années 1990 qu’on commença à vraiment s’en apercevoir. La définition que le pays avait de lui-même était à la veille de basculer. Alors qu’il assumait traditionnellement son héritage européen, il aura de plus en plus la tentation de se dire, dans son récit officiel, issu du croisement de plusieurs civilisations. La figure de Christophe Colomb, autrefois considérée comme le grand découvreur des Amériques, fut revisitée de très négative manière. Les grands classiques de la pensée et de la littérature occidentales, autrefois au cœur de la formation des élites, furent réduits au statut d’ouvrages provenant d’«hommes blancs morts».
Quant aux populations issues de l’immigration, elles sont de moins en moins poussées à s’identifier à la vision traditionnelle de la nation américaine, et de plus en plus à l’histoire tragique de la minorité noire, comme s’il fallait désormais en faire la matrice de toutes les expériences minoritaires. Le pays basculait de plus en plus ouvertement dans le multiculturalisme, une révolution culminant aujourd’hui dans la révolution woke, qui parachève l’inversion symbolique de l’histoire du pays, en faisant du groupe qui était autrefois considéré comme son fondateur celui qu’il faut désormais rabaisser symboliquement pour permettre à la diversité d’éclore. La nation américaine se désincarne désormais pour faire place à l’idée américaine à travers un culte semblable à celui entourant l’idée républicaine en France.
Et pourtant, tôt ou tard, le réel reprend ses droits, comme en témoigne la crise migratoire. Le système d’immigration pressurisé à l’extrême à la frontière mexicaine, la tiers-mondisation progressive des États du sud des États-Unis, la banalisation du racialisme, la communautarisation des appartenances, la violence qui frappe de grandes villes américaines croyant s’en être délivrées et la polarisation radicale de la vie politique, nous rappellent qu’un pays ne saurait se définir simplement comme un ensemble hétérogène sans en payer le prix. La nation américaine se disloque, et ne semble pas trop savoir comment renverser le mouvement. Ceux qui, de ce côté de l’Atlantique, entretiennent une vision fantasmée des États-Unis, devraient en tirer quelques leçons. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois(éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] – le Le Nouveau Régime(Boréal, 2017) – Et La Révolution racialiste et autres virus idéologiques, Presses de la Cité, avril 2021, 240 p., 20 €.