Par Jean-Paul Brighelli.
C’est un article remarquable de finesse, de subtilité d’analyse, d’intelligence et d’érudition, que Jean-Paul Brighelli a donné dans Causeur il y a deux jours. (17.01.2023). Il n’est que de le lire, ce qui, en l’occurrence, nous a paru passionnant, ce qui est loin d’être souvent le cas lorsqu’on doit écouter discourir Emmanuel Macron. Faut-il en attribuer le mérite au seul Daoud ? Jean-Paul Brighelli nuance cette hypothèse.
Le Point a publié une longue interview d’Emmanuel Macron par Kamel Daoud (l’auteur de Meursault contre-enquête, Goncourt 2015) sur la rencontre à venir du président de la République avec l’Algérie, et une analyse lumineuse du romancier de la relation de la France à l’Algérie — et réciproquement. Comme dit J.P. Brighelli, dans ces échanges, presque rien n’est vrai, tout est postures. Mais il émerge tout de même quelques précieux enseignements.
Le président Tebboune se rendra en France en mai pour une visite d’État
« Quand il fut à portée, Aghoo darda le harpon. Il le fit parce qu’il fallait le faire : mais il ne s’étonna pas en voyant Naoh éviter la pointe de corne. Et lui-même évita le harpon de l’adversaire. »
Remarquable perspicacité de Rosny Aîné dans cet avant-dernier chapitre de La Guerre du feu (1909). « Il le fit parce qu’il fallait le faire » : autant dire que la plupart de nos comportements sont, comme aux échecs, des coups obligés, auxquels répondent d’autres postures attendues. Comme disait Montaigne, « la plupart de nos vacations sont farcesques ». L’auteur des Essais, longtemps maire de Bordeaux, s’y connaissait en obligations politiques.
C’est l’impression dominante que m’ont laissée la longue interview du président de la République par Kamel Daoud sur le voyage prévu par Emmanuel Macron en Algérie cette semaine et l’analyse que le romancier algérien en tire.
Théâtre mémoriel
Le président de la République commence par relativiser le caractère novateur de cette visite, qui appartient à l’esthétique du rite républicain : « Dans la continuelle noce tantôt malheureuse tantôt heureuse entre la France et l’Algérie, ce genre de mœurs est ancien : le voyage « algérien » est aussi un rituel politique en France et un moment de démonstration d’« indépendance » en Algérie. » Pas de quoi susciter l’enthousiasme ou l’indignation : c’est du théâtre — Daoud parle d’ailleurs de « théâtralisation mémorielle » : « En Algérie, explique Kamel Daoud, on adore refaire la guerre à la France car la France est vitale à l’épopée, pour escamoter le présent. »
Et on sait ce qu’il en est des épopées. Les Grecs ont pu compter sur Homère pour transformer en épopée un raid opéré par les Grecs continentaux sur une cité grecque d’Asie mineure. Comme dit Ulysse dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu :
« Les Grecs pensent que Troie est riche, ses entrepôts magnifiques, sa banlieue fertile. Ils pensent qu’ils sont à l’étroit sur du roc. L’or de vos temples, celui de vos blés et de votre colza, ont fait à chacun de nos navires, de vos promontoires, un signe qu’il n’oublie pas. Il n’est pas très prudent d’avoir des dieux et des légumes trop dorés. »
D’une razzia impitoyable Homère a su tisser une épopée. Tout comme Virgile a donné des fondations héroïques à Rome, née de meurtres et de rapines. Alors, vous pensez l’Algérie ! D’une guerre militairement perdue le FLN s’est donné la tâche de faire une victoire éclatante — et les gouvernements successifs ont entretenu le mythe. Ce qui, comme le signale Daoud, évacue prestement la mainmise d’un clan de militaires et de religieux sur les ressources du pays, et oblitère 150 ans de colonisation largement bénéfique.
Mais ça, il ne faut pas le dire. La théâtralisation passe par la parole contrainte.
À noter que les imprécations lancées contre Macron, fin août, par « deux ou trois agitateurs barbus » sont elles aussi du théâtre. Une façon de montrer que l’on existe — et comme au théâtre, on parle fort dès que l’on souhaite masquer un vide du raisonnement.
Très finement, Daoud explique qu’une interview d’un président de la République par un interlocuteur algérien est forcément biaisée : « Le dialogue, sous toutes ses formes, entre les deux pays n’est presque jamais une conversation : il est toujours décalé, interrompu par une latence entre les propos, qui laisse place aux détournements, aux convocations des faux et des vrais souvenirs collectifs. »
Et de préciser : « Ensuite il y a la théâtralisation presque inévitable : un intervieweur algérien parti recueillir la parole d’un président français n’est pas perçu en Algérie comme un journaliste dans l’exercice de son métier, mais comme une guerre à refaire. »
Un fardeau pour les Français
Macron n’a pas oublié l’essentiel de sa formation en khâgne à Henri-IV : l’art très dissertatif de balancer sans cesse son propos. « Prendre la parole sur l’Algérie », dit-il, est « potentiellement périlleux » mais « indispensable ». C’est une question « intérieure » pour la France, et une question « extérieure » vers l’Algérie.
Et d’évoquer le mythe de Sisyphe cher à Camus et par ricochet à Daoud. « Nous portons un poids sur les épaules qui rend les approches très compliquées », dit d’ailleurs Macron qui a lu certainement Kipling : c’est une autre version du « fardeau de l’homme blanc », un fardeau désormais partagé entre anciens colonisateurs et anciens colonisés.
Mais si les Algériens se crispent volontiers dans ce statut d’ex-colonisés et font mine d’arrêter l’Histoire, il y a beau temps que les Français ont oublié qu’ils furent colonisateurs. Le plus inextricable de la relation des deux pays est que les uns se sont figés dans une attitude victimaire, et que les autres ont continué à évoluer. Mon père a fait la guerre en Algérie, je m’y suis rendu moi-même en 1970, au plus fort de Boumediene, tout cela fait partie de mon histoire personnelle, mais ne pèse rien dans ma vie de Français en 2023. Comme dit Macron, « durant les dernières décennies, une France s’est construite dans une forme d’impératif d’oubli » — comme les Spartiates et les Athéniens ont eu pour consigne d’oublier leurs différends après la Guerre du Péloponnèse, de 431 à 404 av. JC. Mais au moins, vainqueurs et vaincus étaient-ils d’accord pour faire table rase du passé. Pas de ma faute si les Grecs anciens étaient plus intelligents que les ex-colonisés d’aujourd’hui, qui hurlent à la nomination de Benjamin Stora, et se contentent de leur vision orientée de l’Histoire, priée de réinventer les faits pour justifier les discours les plus injustifiables.
Un Algérien contemporain, qui a pourtant toutes les chances de ne pas avoir connu personnellement la guerre, se fait une montagne du souvenir de la guerre — ou plus exactement joue à s’en faire une montagne. Et les Français d’origine algérienne aussi, qui refusent, comme Benzema, de chanter la Marseillaise (Il ne jouera plus pour la France ? Bon débarras !) ou sifflent l’équipe de France de foot lorsqu’elle affronte l’Algérie.
Est-ce là l’expression d’un « trauma » comme semble le croire Macron, ou la pantomime d’un trauma joué ? Le refus de l’extrême-droite (enfin, ce que Macron appelle ainsi) de toute modification de la doxa sur l’indépendance est-elle, comme il l’affirme, un prétexte artificiel « de refoulé et de violence » ?
À l’intelligente question de Daoud (« Vous êtes comme moi né après les décolonisations. De quoi sommes-nous coupables ? De quoi sommes-nous innocents ? Sommes-nous les victimes du victimaire des deux côtés ? »)Macron, qui a fait assez de théâtre dans sa jeunesse et surtout depuis son entrée en politique pour connaître les vertus d’une parole suspendue, répond d’abord par un « long silence ». Et un truisme : « On porte notre passé, qu’on le veuille ou non » (Nota : toute personne qui répond à un argument astucieux par un lieu commun avoue au fond son incapacité à répondre au même degré d’intelligence).
Puis il note que cette guerre « produit encore du récit ». Et d’évoquer l’image de l’Angelus Novus de Paul Klee, qui va de l’avant en regardant en arrière, et « que Paul Ricœur avait mis dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli » : quand vous voulez contourner une question, faites une référence littéraire. C’est le B-A-BA de la technique khâgnale…
Et cela débouche sur le refus de présenter des excuses à l’Algérie, parce que, dit très bien Macron, « la fausse réponse est aussi violente que le déni ». Bien joué.
Au total, c’est une interview passionnante, où Emmanuel Macron globalement se place au niveau de Kamel Daoud. Comme quoi ce président que l’on sent si souvent faux, dans son phrasé impeccable lors des interviews télévisés, ne l’est qu’à cause de la faiblesse des journalistes qui lui servent la soupe. Nous en avons si peu qui aient la classe de Kamel Daoud… ■
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