Cette chronique est parue dans le Figaro du 18 janvier. Nous la reprenons pour nos lecteurs parce qu’elle ouvre sur un certain nombre de vérités qu’il est bon de garder à la mémoire, notamment sur le fait bien connu que le démantèlement de l’empire d’Autriche Hongrie et la chute des Habsbourg en 1918 fut en effet une catastrophe européenne et parce que par ailleurs cette même chronique peut susciter un débat utile sur différents points d’Histoire et d’actualité qui nous paraissent contestables. Nous n’en traiterons pas ici souhaitant que nos lecteurs en débattent, notamment à propos des enjeux géopolitiques actuels, tels que, de fait, ils se présentent. Une piste intéressante, sans-doute à creuser, est que ce que l’on appelle aujourd’hui les pays de Visegrad rebelles à la bureaucratie bruxelloise, correspondent peu ou prou à l’ex empire des Habsbourg, justement.
CHRONIQUE – Un essai passionnant compare l’Europe des Vingt-Sept à la double monarchie des Habsbourg, mosaïque de peuples qui s’est effondrée en 1918 des suites de la guerre.
C’est évident: Ursula von der Leyen n’a pas les grâces de Sissi, Bruxelles les charmes de Vienne et les eurocrates ne sont pas des aristocrates. Pourtant, n’est-il pas pertinent de comparer l’Union européenne à l’Empire austro-hongrois qui s’effondra en 1918 après six siècles d’existence ?
C’est le parallèle que tisse la journaliste Caroline de Gruyter dans son livre Monde d’hier, monde de demain (Actes Sud). Un voyage passionnant où l’on passe des cafés de Vienne aux bureaux de la Commission européenne, où l’on croise des descendants de la plus vieille dynastie du continent et des commissaires européens, des extraits d’écrivains de la Mitteleuropa et d’essais géopolitiques.
Les points communs entre l’empire des Habsbourg, qui contenait l’Autriche, la République tchèque, la Slovaquie, la Croatie, la Hongrie, des morceaux d’Italie de Pologne, d’Ukraine et de Roumanie, et l’Union européenne et ses 27 États membres sont nombreux. Comme l’UE, l’Empire austro-hongrois était une mosaïque de peuples, de langues et de cultures, mais aussi une zone de libre-échange et d’union douanière, où circulait une monnaie unique. Pour faire régner l’ordre, on y avait déployé depuis Marie-Thérèse d’Autriche une bureaucratie pléthorique de 400.000 fonctionnaires (rien à voir, note de Gruyter avec les 50.000 fonctionnaires européens d’une Europe jugée pourtant technocratique). Les conflits entre les différents peuples étaient judiciarisés et plusieurs juridictions empiétaient les unes sur les autres. Les frontières étaient floues, la souveraineté partagée. Comme l’UE, l’empire des Habsbourg se caractérisait par sa lenteur, sa médiocrité et son indécision pathologiques, mais aussi par une certaine résistance, une capacité d’adaptation et une forme de solidité. Mélange de souplesse et de rigidité, l’UE ne pourrait-elle pas elle aussi être définie comme un «un absolutisme tempéré par le laisser-aller» ?
La question de la chute
Cet essai a le grand mérite de nous faire redécouvrir une partie de l’Europe que nous, Européens de l’ouest, avons tendance à oublier: l’Europe centrale. Aujourd’hui encore, le centre géographique de l’Union européenne se situe quelque part entre Vienne et Prague. Cette Mitteleuropa, qui se caractérise par une pluralité linguistique et nationale dans un espace concentré est sans cesse écartelée entre le libéralisme de l’Ouest et le conservatisme de l’Est. Aujourd’hui encore, rappelle de Gruyter, cette partie de l’Europe est beaucoup plus ancrée dans l’histoire, beaucoup plus conservatrice. Si on n’étudie pas l’histoire de l’empire des Habsbourg on ne comprend rien au fait que l’Autriche soit pro-russe, que la Hongrie soit furieuse qu’on lui impose des migrants, ou que les «puissances enclavées» aient l’obsession de la paix. Bien que plutôt favorable à l’Union européenne, de Gruyter s’abstient de juger et présente assez objectivement à travers un dialogue avec une ambassadrice hongroise les attentes comme les frustrations d’un pays qui a été sans cesse envahi dans son histoire et est aujourd’hui mis au ban de la communauté européenne pour son « illibéralisme ».
Ce livre foisonnant nous fait méditer sur le balancier historique qui régit l’histoire du Vieux Continent. Au XVIIIe siècle, l’Europe se couvre de frontières. Au XIXe elles sont démantelées, c’est l’époque de la première mondialisation et de l’apogée économique de l’empire. Au début du XXe, c’est la multiplication des États-nation, puis dans la deuxième moitié du siècle, l’éclatement des frontières et la mondialisation libérale. Le début du XXIe siècle voit le retour des murs…
La question la plus cruciale est celle de la chute. Alors que bien souvent on met en avant le mythe de la «prison des peuples» pour expliquer l’effondrement d’un empire voué à l’implosion, la journaliste relève que l’historiographie la plus récente démontre que les indépendantismes n’avaient pas tant d’audience, que l’empire n’était pas si rigide et autoritaire, et que la seule raison de l’effondrement tient en un fait: la guerre.
En 1914, l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, censé être l’héritier de l’empire, à Sarajevo par un nationaliste serbe donna le la de la Première Guerre mondiale. Le vieil empereur François-Joseph voulait donner une simple correction à la Serbie. Quand l’Allemagne déclara la guerre, il se serait écrié: «C’en est fait de nous!» En réalité, l’empire des Habsbourg, qui régnait par le soft power, était trop hétérogène pour se permettre le moindre bellicisme. Ce passé résonne aujourd’hui, à l’heure où la guerre en Ukraine exige de jour en jour davantage d’implication de la part de l’empire européen.
Reste une grande différence, majeure, entre l’Union européenne et l’empire des Habsbourg: l’empereur. Dans La Marche de Radetzky, le roman de Joseph Roth racontant la chute des Habsbourg, le personnage prédit: «Dès l’instant où l’empereur se sera éteint, nous nous fracasserons en mille morceaux».
Le défaut d’incarnation est au cœur du déficit d’attachement à l’Union européenne. Si, comme l’écrivait Norbert Elias, les vieilles familles aristocratiques ont toujours été le moteur du processus de civilisation européen, par quoi ont-elles été remplacées? Le seul point commun entre l’élite mondialisée et les Habsbourg est le cosmopolitisme. Mais un cosmopolitisme consumériste et déraciné, sans sens de l’honneur et du devoir. Bruxelles est incapable de mettre un visage sur les billets en euros, alors que la double monarchie austro-hongroise a su produire une effervescence culturelle, littéraire et musicale incomparable. Où sont les Klimt, les Mahler et les Zweig de l’Union européenne?
Le livre se termine par un portrait touchant d’Otto de Habsbourg, fils aîné de Charles Ier, le dernier empereur d’Autriche, qui s’est farouchement battu pour la construction européenne. Catholique, il considérait que «la hauteur des églises doit dépasser celle des banques» et défendait, non pas une Europe du marché et du droit, mais une Europe enracinée dans l’histoire, qui devait « pousser comme un arbre, pas surgir d’un coup comme un gratte-ciel américain ». Vite, un Habsbourg à Bruxelles ? ■
Le rapprochement entre les époques est certainement éclairant. pour autant, la proposition « l’empire n’était pas si rigide et autoritaire, et (que) la seule raison de l’effondrement tient en un fait: la guerre. » peut-être source de malentendus.
Il semble plutôt que L’Autriche-Hongrie ait cru, en se précipitant à l’assaut de la petite Serbie, régler ses problèmes internes (L’assassin Prinzip n’était-il pas un sujet de l’Empire plutôt que de la Serbie ?). Poussée par une Allemagne duplice, ambitieuse et calculatrice, elle a provoqué l’embrasement général qui a conduit à son explosion (et non pas son implosion !).
Vue sous cet angle, la « guerre » de l’UE en Ukraine, impulsée par les USA (duplices, hégémoniques, calculateurs ,..) ouvre d’autres perspectives.
Le démembrement de l’empire austro-hongrois a été la volonté de Wilson et Clemenceau, l’un par idéologie antimonarchique l’autre par anticatholicisme. Certes sans la défaite l’Empire aurait survécu; un autre Metternich aurait réglé les tensions internes attisée par des puissances extérieures. L’Empire ne tenait pas seulement par son administration, mais par son armée, « melting pot » des nationalités à vocation intégratrice (pas ou peu de désertions pendant la guerre) et surtout par l’incarnation dans la famille impériale. Hors l’assassinat le Habsbourg ont connu des péripéties semblables à celles actuelles des Windsor mais la monarchie n’était pas remise en cause.
Une anecdote lors d’un voyage en Slovénie, avant l’éclatement de la Yougoslavie, voyant la jambe dans la plâtre du directeur du marketing de mon interlocuteur, je lui demandait dans quelle station de ski yougoslave, nous étions en hiver, il avait eu cet accident. Il répondit qu’il était dans « l’ancien pays » c’est à dire l’Autriche!
je recommande la lecture de « Les somnambules » de Christopher Clark
« Où sont les Klimt, les Mahler et les Zweig de l’Union européenne ? »… Et les Rilke, les Werfel, les v. Hoffmanstahl, les Musil, les Schnitzler… ?
La littérature autrichienne, c’était quand même quelque chose…
Correction : «Les Somnambules» sont une trilogie romanesque d’Hermann Broch – Je ne sais d’ailleurs pas qui peut bien être ce Christopher Clark avec lequel confond Claude Armand Dubois
Tout un chacun de la bien-pensance se goberge de Stefan Zweig et, naturellement, feint d’y avoir trouvé une toute autre leçon que celle exposée ; très spécialement pour ce qui concerne l’empire des Habsbourgs. Par-dessus le marché, ces guignols pétris de fallacieuse «culture» adorent se référer explicitement à ce que leur vulgarité congénitale ignore stupidement. Ainsi de la diplômée «écrivaine» (selon l’accord genré des dégenrés de la comprenette, dérangés et autres dégénérés de la lubricité mentale – ils me font vomir !), cette diplômée, donc, dénomme son certifié pensum d’après le titre principal des «Souvenirs d’un Européen» : «Le Monde d’hier»… Ainsi, elle se donne l’illusion de duper son monde. Mais pourquoi donc, chez Zweig, cette idée de «Monde d’hier» ? Tout simplement parce qu’il en déduit cet «autre monde», qui a succédé à ce qu’il évoque avec une poignante nostalgie, «autre monde» dont il a pris conscience subite du triomphe lorsque, passant la frontière depuis la Suisse, il croise le train de l’empereur en exil et marque ainsi le moment historique : «En cet instant seulement, la monarchie presque millénaire avait réellement pris fin. Je savais que je rentrais dans une autre Autriche, dans un autre monde.» Et si l’on veut savoir ce qu’il allait constater qu’était cet «autre monde», il suffit de lire un peu mieux la suite ainsi décrite :
« Partout on proscrivait l’élément intelligible, la mélodie en musique, la ressemblance dans un portrait, la clarté de la langue. Les articles “le, la les” furent supprimés, la construction de la phrase mise cul par-dessus tête, on écrivait “escarpé” et “abrupt”, en style télégraphique avec de fougueuses interjections ; au demeurant, toute littérature qui n’était pas “d’action”, c’est-à-dire qui ne consistait pas en théories politiques, étaient vouées à la poubelle. […]»
Aujourd’hui, on saisit mieux que, bel et bien, la chute de l’Autriche-Hongrie a immédiatement préfiguré ce que l’on voulait faire des pays, en général, d’après ce qui fut infligé à l’Autriche : « pays créé artificiellement par les États victorieux [pays qui] ne pouvait pas vivre indépendant », dit Zweig, opération, d’ailleurs, de fausse «indépendance» ; ce que Zweig n’a pas pu percevoir à l’époque autrement que sous cet angle particulier : «Pour la première fois dans l’Histoire […], se produisit ce fait paradoxal qu’on contraignit un pays à une indépendance qu’il déclinait lui-même avec acharnement. L’Autriche souhaitait, ou bien d’être réunie aux États voisins qui en avaient fait partie ou bien à l’Allemagne qui avait avec elle une communauté de race […].» Cette idéal de «communauté de race» aurait censément dû faire pousser des boutons sur le nez remuant de la Caroline signataire, mais la locution a sans doute commodément échappé à sa sagacité…
En fait, il y a deux «Europes» : celle «sainte-impériale» des Royaumes et la «laïco-démocratique» des États ; la première a été finalement annexée à la révolution, dès 1919, avec la Société des Nations, préfiguration de l’ONU, afin d’asseoir la seconde, faite pour établir, sur les ruines de la Chrétienté historique, la toute stupidité socio-culturelle, que Zweig a constatée avec effroi. Les besogneux pions ont beau jeu de ressasser le désespoir des Stefan Zweig et autres Bernanos ayant fui l’Europe ébranlée par le nazisme, il faut relire ces gens-là (les éclairer avec le lumineux Bainville) pour redresser la perspective des choses et faire remonter la décadence au Traité de Versailles, dans lequel, nous devons savoir déchiffrer aujourd’hui les prémisses de l’infecte modernité politique, culturelle et «sociétale».
Feindre d’analyser favorablement une chose (l’Union européenne) pour la mieux comparer avec ce qui lui est fondamentalement hétérogène (l’Empire) favorise le plus détestable artifice de la bonne conscience des «démocrates» prétendument «critiques», conscience de la bourgeoisie cérébrale repue et, au fond, satisfaite, jusques et y compris des vulgaires rouquins de 68, passés dans le lit de ses femelles progénitures et, plus tard, dûment assermentés comme ses plus méchants soutiens.
Alors on se goberge, à la manière d’Eugénie Bastié (au demeurant, gentillette bavardeuse) : «Où sont les Klimt, les Mahler et les Zweig de l’Union européenne?» En ne regardant que Klimt, parce que celui-ci environne les splendeurs aristocratiques et les dorures féeriques des atomes de la lubricité, ouvrant ainsi la voie aux érotomanies des Egon Shiele en gestation dans les traités de savoir penser. On n’entend pas la conversion de Mahler au christianisme, resplendissant dans sa Huitième Symphonie (dite «des mille») et on ne lit Zweig qu’avec les pincettes manufacturées à Saint-Germains-des-Prés, épicé d’un zeste obligé du sinistre «moi» de Kafka, de la sorte, on peut faire l’impasse sur la géniale Autriche réactionnaire, dont je veux enfin citer le nom du plus bouleversant, généreux et métaphysique de tous les romanciers: le vertigineux ange de bonté nommé ici-bas Adalbert Stifter, suicidé dix lustres – an pour an – avant la destruction de ce plus beau «monde d’hier», qui était le sien, ultime bastion de la somptueuse, immensément tendre et bonne contre-révolution.
L’empire des Habsbourg est né en Argovie de la rivière l’Aar actuellement canton Suisse. Le château de cette famille existe toujours.
La rencontre Zweig Bernanos
Un livre récent de Sébastien Lapaque consacré à l’exil de Bernanos au Brésil me suggère ce rapprochement avec Zweig . Quoi de plus dissemblables, au premier abord que ces deux écrivains qui se voient à Pétropolis en 1942 quelques jours avant le double suicide de Zweig et son épouse. Il faut peut-être aller plus loin que les apparences et ne pas se contenter du cliché un peu réducteur de «l’écrivain juif rencontrant Bernanos revenu de son antisémitisme». Si Bernanos, le vieux bretteur, lutte avec violence contre la défaite, Zweig, lui, brisé depuis plus de vingt ans par la disparition du monde qui l’a vu naître, orphelin d’une monarchie disparue, a aussi beaucoup à nous transmettre.
Son dernier véritable roman, «Ungeduld des Herzens», traduit par «Pitié dangereuse» peut nous y aider. Roman passionnant à plus d’un titre, comme suspense haletant, mais aussi confession et enfin avertissement. Le héros, Anton Hofmiller, jeune officier de cavalerie désargentée, qui trompe son ennui dans une garnison aux confins de la Hongrie, accepte au printemps 1914 une invitation chez Herr von Kekesfalva, riche et fastueux notable du lieu qui consacre toute sa vie et sa fortune à sa fille Edith paralysée. Au cours d’une soirée il invite sa fille à danser, ignorant son état. Terrorisée par sa « gaffe», et désireux de la réparer, Anton pris de pritié pour l’infirme multiplie les visites. Edith von Kekesfalva cache de plus en plus mal son amour que lui inspire le bel officier, qui ne veut s’apercevoir de rien jusqu’au moment où il sera acculé. » Car rien n’est plus dangereux que la pitié ou sa fausse conception comme lui explique le médecin de famille Condor, qui, lui, sait ce qu’exige le vrai dévouement à ses malades et qui en donne une définition dans une citation que Zweig placera en exergue de son roman :
« Il existe deux sortes de pitiés, la première qui est un sentimentale et faussement courageuse qui est à vrai dire impatience du cœur de se libérer le plus vite possible de l’émotion envahissante qui vous étreint dans la souffrance d’autrui , qui n’est en rien compassion mais refoulement instinctif de la souffrance de notre propre âme. Et il existe une autre, la seule qui compte qui n’est pas pitié sentimentale, mais compassion créatrice, qui sait ce qu’elle veut, décidée à accompagner avec patience et persévérance dans les épreuves jusqu’aux dernières extrémités de ses forces et même au-delà.
Si ce roman ne nous laisse pas indemnes, c’est en effet parce qu’il nous révèle aussi pas à pas lâcheté à travers celle du héros trop attaché à sa réputation dans le monde, incapable de se résoudre à la vraie compassion, se dispersant dans une pitié qui n’est qu’impatience du cœur et qui dissimule de fait un manque de cœur, le conduisant avec les meilleures intentions du monde à la catastrophe finale dont lui seul se sauvera en se jetant à corps perdu dans la guerre. Par son appel à la vraie compassion, ce pourrait être un roman chrétien en creux où il ne manque que la grâce qui sauve! Comme si le merveilleux talent de conteur, quelle économie de toucher de cet écrivain, lui avait seulement permis de tout comprendre sans avoir pu fonder en acte. Car ce roman est bien la confession d‘un enfant du siècle (Mémoires d’un européen) impuissant à empêcher le désastre et de pouvoir accepter paisiblement cette impuissance. Donc en arrière plan, nous voyons filigrane l’histoire passionnée, très intime et bouleversante de l’Autriche -Hongrie, que symbolise Edith paralysée , lentement massacrée par l’histoire ( lire à ce propos Joseph Roth , le compatriote de Zweig , avec un autre style l’a illustré dans un domaine voisin» avec ses deux ouvrages , «la marche Radetzski»» (2) et l’hommage émouvant de « la crypte des capucins qui sont comme deux flambeaux «in memoriam» de l’ancienne monarchie pour ces orphelins de l’histoire.)
Enfin, Zweig ce grand ami des médecins et écrivains viennois (Schnitzler et Freud) ne nous donne-t-il pas une piste pour son suicide proche, ne nous envoie-t-il pas un message d’outre tombe à la vieille Europe, morte par la faute de tous depuis son suicide collectif de la Grande Guerre ? Et n’est ce pas ce qui va constituer le lien secret entre lui et Bernanos qui va lui survivre ? L’auteur du « journal d’un curé de campagne n’a-t-il pas été fécondé spirituellement par Zweig pour poursuivre cette quête fondatrice ?
Bernanos dans ses écrits , souvent sublimes ne ruisselle pas toujours, même en creux, de charité chrétienne En revanche, son l’œuvre romanesque est manifestement inspirée et explore le désespoir charnel. Mais il lui reste, chevillé au corps, la fidélité à l’espérance chrétienne, l’aspiration à la grâce qui vaincra finalement notre faiblesse. Cette oeuvre culmine avec la fin du «dialogue des carmélites» où Blanche de la Force, surmontant enfin son incurable peur, non bien sûr par son mérite seul, mais par la grâce mystérieusement réfractée par la mère supérieure, va héroïquement prendre place dans le chœur de la communion des Saints, de cette Eglise visible et invisible qui secrètement nous réunit. Et nous rend spectateurs actifs de cet hymne à la grâce.
A-t-il vu ou senti en 1942 cet écrivain tourmenté le fil d’Ariane qui relie la lâcheté devant la souffrance du lieutenant Hofmiler, à celle de Blanche de La Force, effrayée à juste titre par cette révolution dévastatrice, annonciatrice des horreurs, où allait sombrer l’Europe de Zweig ? Avait-t- il pu comprendre, déjà en 1942, qu’il n’est d’héroïsme que par notre lâcheté offerte graduellement en sacrifice ? Et cela Zweig l’avait formellement écrit et pressenti dix ans avant lui, plus proche, lui le juif probablement agnostique, plus irrigué de la charité chrétienne qui comprend tout?
Réduire son suicide en 1942 à une lâcheté ou désertion devant l’ennemi comme l’a dit Thomas Mann est un peu vain et dérisoire, comme réduire son immense tristesse au triomphe apparent d’une idéologie insane. Nous n’avons pas à juger, et c’est prendre le risque de ne pas déchiffrer la part la plus bouleversante de son oeuvre, et plus grave – de laisser aujourd’hui son suicide être lettre morte. Admirons plutôt Zweig d’avoir tenté de jeter ses dernières forces dans ce combat et de laisser principalement dans ce roman ce testament, à nous européens, dont la vocation est peut être bien de pouvoir dire « notre cœur était brûlant »..