Par Pierre Builly.
Les invasions barbares de Denys Arcand (2003).
Pierre Builly a traité hier du premier volet d’une trilogie du Québécois Denys Arcan, « Le déclin de l’empire américain ». Le second volet, « Les invasions barbares », revu encore une fois, lui paraît être – on va le voir – vraiment un très beau film. Il convenait donc que les lecteurs assidus de ces chroniques puissent suivre, l’une à la suite de l’autre, la critique de ces deux volets, d’ailleurs tournés à 17 ans de distance (ce qui permet de voir l’aggravation du pire).Voici donc, la seconde des deux chroniques, ainsi publiées d’un jour sur l’autre. (Selon Pierre Builly, « le troisième volet ne vaut pas tripette ». Nous n’en parlerons pas).
Les parents terribles.
Résumé – Rémy, divorcé, la cinquantaine, est à l’hôpital. Son ex-femme Louise rappelle d’urgence leur fils Sébastien, installé à Londres. Ce dernier hésite car son père et lui n’ont plus rien à se dire depuis longtemps. Finalement il accepte de revenir à Montréal pour aider sa mère et soutenir son père.
Et finalement, ayant revu dans la foulée l’un de l’autre les deux films, je me demande si mon idée que le deuxième était en léger retrait du premier est bien exacte… Il est vrai que Les invasions barbares est plus riche en intrigues parallèles (ou adventices, plutôt), ce qui peut légèrement disperser l’attention au propos fondamental de Denys Arcand. Mais il est vrai aussi que cette scénarisation permet de mieux tenir la distance et n’encourt pas le reproche fait par certains spectateurs au Déclin de l’Empire américain d’être un soupçon trop verbeux.
Il est en tout cas très bien qu’un binôme dont les deux films ont été tournés à 17 ans de distance (ce qui est tout de même assez rare) dresse un tableau aussi cohérent et intelligent de cette course à l’abîme qu’est la gangrène mentale du Monde occidental. Au Déclin succède L’invasion : rien de plus logique ; nos vieux camarades Gibbon, Spengler et Toynbee ont expliqué cela sous toutes les coutures. J’apprends d’ailleurs fortuitement qu’Arcand a tourné en 2007 ce qu’il considère comme le volet terminal de sa réflexion, L’âge des ténèbres (dont je n’ai jamais entendu parler en bien) : le titre dit bien que la boucle est close.
Anecdotiquement, j’ignorais que l’état des établissements hospitaliers du Québec (du Canada ?) était si lamentable et que les syndicats y avaient une telle omniprésence, un tel poids ; ce bout de critique sociale n’est pas le meilleur du film et s’envole d’ailleurs assez vite, au fur et à mesure que le récit avance ; de la même façon, l’apport de l’héroïne (la drogue !) et l’accès à icelle me semblent légèrement superfétatoires. Les difficultés s’entrechoquent pour empêcher le pauvre, attachant, pitoyable Rémy (Rémy Girard, encore meilleur, si la chose est possible, que dans le premier ouvrage) de finir sans trop souffrir sa vie de patachon, qu’il a passionnément aimée. Leur résolution par Sébastien (Stéphane Rousseau), le fils de Rémy permettra de placer, dans le récit choral, ceux qui en étaient totalement absents dans le Déclin de l’Empire américain : Sébastien, donc, sa sœur Sylvaine, qui navigue sur le Pacifique, Nathalie (Marie-Josée Croze), la fille droguée de Diane (Louise Portal), et même les très jeunes enfants de Pierre (Pierre Curzi), qui était jadis si opposé à en avoir…
Mais qu’est-ce que ça change, malgré les effusions finales, un peu convenues, et le larmoiement devant le dépérissement graduel de Rémy ? Mais oui, les parents ont aimé leurs enfants et les enfants sont, quoiqu’ils en disent et malgré qu’ils en aient, profondément redevables à leurs parents… mais les uns et les autres ne se sont pas compris, sont passés à côté de la vie, à côté les uns des autres, si l’on veut. C’est bien encore un désastre constaté ; et c’est que dit Gaëlle (Marina Hands), la fiancée de Sébastien : son mariage ne se fondera pas sur L’Amour, sottement idéalisé et confondu avec l’attirance, la passion ou le désir : On ne construit pas sa vie avec une morale de chanteur populaire : « Quand on n’a que l’amour », « Ne me quitte pas »… ; Brel le gluant en prend pour son grade…
Si Arcand pose ces termes terriblement lucides, il s’en donne à cœur joie dans des dialogues d’un brio magnifique : les scènes où les vieux amis se retrouvent sont absolument jubilatoires, tant les mots se goûtent, s’apprécient, se fécondent, s’enrichissent, tant ces intellectuels cultivés et spirituels ont de bonheur à les faire voler…
Si j’ai trouvé particulièrement pénible et glacée, malgré la beauté de la nature québécoise, la scène finale de l’euthanasie par injection à Rémy d’une surdose d’héroïne, je conserve, en revanche un souvenir très clair, très beau de la fermeté de la Foi de la religieuse hospitalière avec qui Rémy aime rompre des lances. Ainsi, après qu’il s’est lancé dans une nouvelle diatribe antichrétienne, elle, sereine, confiante, animée de la seule force qui vaille, celle de la Foi : Si toute l’histoire de l’Église a été une suite de crimes abominables, alors, à plus forte raison, il faut bien que quelqu’un existe qui puisse les pardonner ! Tout est dit. ■
DVD autour de 10 €.
Chroniques hebdomadaires en principe publiées le dimanche.
Cette critique aussi profonde de la modernité au Québec semble n’aboutir qu’à un nihilisme désenchanté ?
Y-a-t-il au Québec quelque trace d’un passage de cette position douce-amère à une position de contre-révolution plus mobilisante ?
Je serais curieux d’avoir là-dessus l’avis de bons connaisseurs de la société québécoise.
Hélas, Michel, tout ce que je lis sur le Canada et le Québec (encore plus frappé que nous par la déchristianisation) va dans le mauvais sens. Un ami cinéphile de Montréal me dit que le wokisme s’impose torrentueusement…
Hélas cela semble vrai, Pierre Builly, mais je ne peux même plus en parler avec ma famille qui vit au Québec (une belle-sœur et ses enfants et une sœur avec aussi ses enfants) tellement le sujet est brûlant. J’ai eu d’autres sources sources d’information. à confirmer.
Ce qui est très étonnant, c’est la rapidité avec laquelle ce basculement de la société québécoise s’est effectué, entre 1965 et 1975. Avant ce changement, les québécois étaient conservateurs, traditionalistes même, et cléricaux. L’Église catholique contrôlait tout ce qui était francophone, à la manière d’un patronage paroissial. Maurice Duplessis, mort en 1959, représentait bien cette tendance, qui gouverna de pays de 35 à 40 et de 44 à 59. Après son règne les libéraux prennent le pouvoir et jettent l’opprobre sur la période Duplessis qu’ils appellent « la grande noirceur », eux-mêmes prétendant réaliser la « révolution tranquille. Tout l’édifice social québécois a été alors bazardé, et l’Église catholique, pétrie de repentir, s’est carrément autodissoute, dans le sillage du concile. Le problème est que la pensée québécoise de Droite, exprimée dans un courant dirigé par l’abbé Groult, qui avait fondé une revue intitulée l’Action Française, mais sans lien avec l’AF française, fut décapitée par la condamnation de Pie XI. Voici l’éditorial de l’Action Française québécoise après la condamnation: « « On sait les malheureux événements qui ont rendu suspect, par tout le monde catholique, le nom d’Action française. Nous n’avions rien de commun avec l’œuvre royaliste de Paris. Nous lui avions emprunté son nom comme, chez nous, beaucoup d’organes de presse qui adoptèrent un nom déjà usité en Europe. Il suffit que ce nom sonne mal aujourd’hui à des oreilles catholiques pour que nous en changions. Par simple déférence envers les autorités romaines, sans aucune pression ni invitation de qui que ce soit, mais de leur propre mouvement, les directeurs de notre Ligue ont décidé que la revue s’appellerait désormais L’Action canadienne-française […] Nos amis et lecteurs auront compris, une fois de plus, nous l’espérons, que notre foi de catholiques est au-dessus de tout. » Il n’y avait donc plus de pensée contre-révolutionnaire au Québec, mon cher Michel. Pie XI a fait plus de mal encore que nous le pensons.
Pierre a tout à fait raison. Mais je souligne que la société québécoise – parfaitement qualifiée de « cléricale », était, selon mon correspondant montréalais (qui se dit absolument athée) complètement étouffante, d’une façon qui nous est inimaginable ici.
D’après Mathieu Bock-Coté, si le Québec est gagné par le progressisme, c’est d’une façon bien moindre que dans le reste du Canada.
Au Québec comme en Bretagne à la fin du XXe siècle, ce sont les régions qui suivaient aveuglément « Monsieur le Recteur » qui se sont effondrées. C’est ce qu’avait remarqué l’historien Victor NGUYEN : les sociétés chrétiennes occidentales étaient plus ou moins « cléricales »; en Provence, on garde ses distances avec le curé, en Bretagne on suit aveuglément Monsieur le Recteur. Ce sont les pays les plus « cléricaux » où le ralliement à la conception « moderne » de la vie a été la plus radicale.
Il faut donc bien admettre que la crise de l’Eglise à la fin du XXe siècle est une crise endogène…
Ce sont les pays les plus « catholiques » où les Mammas avaient beaucoup d’enfants comme l’Espagne ou l’Italie qui sont à présent les pays vieillissant à cause de la grande dénatalité.
L’Eglise catholique est en tentative de suicide…
Je me souviens que Gustave Thibon qui donnait chaque année des conférences dans ce Québec « clérical » nous avait dit avoir constaté cette évolution qui l’inquiétait. Elle était donc déjà en cours, dans les années 1970 et suivantes. G.P.