Avec Martin Gurri.
Cet entretien paru sur Atlantico nous a intéressés même si nous sommes loin d’en partager, si l’on peut dire tous les soubassements, tous les présupposés obligés et pourtant contestables de la modernité, ou postmodernité, ou encore selon l’expression préférée de Jean-François Mattéi, modernité tardive. Reste une sympathique francophilie, une confiance aimable et sans-doute sincère dans les capacités des Français à renouer avec les conditions de la puissance et même de la grandeur. Ce retour à la puissance, à la grandeur, Martin Gurri, en bon citoyen étatsunien, les attend de futures élections, de prochains candidats au Pouvoir suprême. C’est ainsi, en effet, que fondés par les austères Pilgrim Fathers au XVIIIe siècle, sur un territoire quasi vierge ou rendu tel, les États-Unis d’Amérique ont peu à peu conquis leur prééminence tandis que l’Europe dont ils étaient issus, s’épuisait dans l’inconscience dans ses luttes intestines. Les Nations européennes, quant à elles, n’avaient nullement été fondées par des processus électoraux mais par des dynasties et, comme on dit, comme disait De Gaulle, par l’épée. Faut-il que nous aussi, en France, nous placions nos espoirs de renaissance dans les compétions électorales à venir ? Avec nos partis, nos idéologies, notre héritage révolutionnaire toujours prêt à ressurgir ? De Gaulle a sans-doute souhaité, comme nous, la réinstauration d’une monarchie à la française. Il n’a pas voulu ou plus probablement pas pu le faire. Après lui, la France s’est progressivement affaissée. Et à un rythme très accéléré aujourd’hui. La question du régime est restée pendante. En France, elle demeure cruciale.
Pour l’ancien analyste de la CIA qui avait annoncé les Gilets jaunes, le conflit actuel vise essentiellement à partager un pot d’argent dans lequel il reste de moins en moins de ressources.
Atlantico : Les événements au Brésil semblent indiquer un potentiel d’explosion dans le pays, un phénomène qui semble envahir une grande partie de l’Occident. Pourquoi les dernières explosions, qu’elles soient légitimes ou non, ne se traduisent-elles pas par un véritable changement politique ?
Martin Gurri : L’intuition selon laquelle nous, dans les démocraties occidentales, nous trouvons au sommet d’un volcan, n’est pas entièrement fausse. Il y a une collision tectonique qui oppose les grandes institutions de la vie moderne, les élites qui contrôlent ces institutions et les classes protégées qui en bénéficient, à un grand nombre de personnes ordinaires qui travaillent dur et paient des impôts mais qui ont été laissées orphelines par le système. Tous les sondages d’opinion dans tous les pays que j’étudie montrent que la confiance du public dans tous les types d’institutions s’est évaporée – c’est vrai non seulement pour le gouvernement, mais aussi pour les médias, l’establishment scientifique, les grandes entreprises, les banques. Une grande partie du public pense que la société contemporaine est un jeu truqué qui ne profite qu’aux élites et à leurs clients. Leur humeur est implacable et peut à tout moment exploser en une orgie de nihilisme comme nous l’avons vu à Brasilia et plus tôt à Washington DC. La situation ressemble à la scène du film « Les oiseaux » d’Hitchcock dans laquelle de l’essence se déverse dans la rue en direction d’un homme avec une cigarette allumée. Le moindre incident – une simple pression des doigts – peut déclencher une explosion.
Les élites s’accrochent à des institutions pyramidales rendues obsolètes par la révolution numérique. Elles sont les Metternich du XXIe siècle et sont aussi condamnées à l’échec que le Metternich original l’était en son temps. Pour sa part, le public en révolte n’a pas d’idéologie ou de programme de changement politique. Les populistes prétendent parler au nom du public mais il n’y a pas de partis, pas d’organisations révolutionnaires, pas de syndicats autour desquels le public peut s’unifier et se mobiliser. Il n’y a que l’Internet. Le public se rassemble en ligne, apparaît par dizaines de milliers dans les rues, puis déferle comme une vague gigantesque contre les élites et leurs institutions, cherchant à affirmer son existence en punissant ceux qu’il déteste. Puis la vague se retire – et très peu de choses ont changé.
Pourquoi les politiciens ne parviennent-ils pas à canaliser le mécontentement exprimé par la population ?
De nombreux politiciens ont canalisé le mécontentement de la population. Ces politiciens sont appelés « populistes », un mot d’élite qui signifie que vous êtes populaire alors que vous ne devriez pas l’être. Le grand pouvoir des institutions, et notamment des médias, a été déployé pour diaboliser ces mutants politiques. On a dit que Trump était Hitler, un monstre au-delà des limites de la société polie. En fait, comme l’ont récemment révélé les fichiers Twitter, il était un naïf politique qui a été paralysé et finalement vaincu par sa propre bureaucratie. Bolsonaro a suivi une trajectoire similaire au Brésil. En France, un marxiste préférerait voter pour Macron plutôt que pour Marine Le Pen, qui est la favorite des ouvriers d’usine : c’est une question de solidarité de classe entre les élites.
Tant que les nations démocratiques ne trouveront pas un moyen d’accommoder les décisions électorales du public lorsque celles-ci vont à l’encontre des élites, la démocratie en tant que système sera dévaluée, et les éruptions de rue dans le style des Gilets jaunes combleront le vide.
La France semble déchirée par les conflits sociaux, avec la grève contre la réforme des retraites du 19 janvier comme dernier champ de bataille ; y a-t-il des éléments d’une explosion sociale en France ?
Une décennie de forte croissance économique réglerait tous les conflits sociaux en France. Mais l’économie française n’a pas connu de croissance depuis 15 ans et il est peu probable qu’elle en connaisse une de sitôt. Personne dans le pays n’appelle à une révolution entrepreneuriale telle que préconisée par Friedrich Hayek et Nicolas Colin, qui viserait à accroître la richesse par la prise de risque et un marché du travail flexible. De même, personne ne croit à une redistribution socialiste radicale des richesses telle que préconisée par Marx et Thomas Picketty. On en reste donc à ce qui est le réflexe économique de la France depuis Louis XIV : l’étatisme, une main morte qui étouffe l’économie par des réglementations qui ne profitent qu’aux classes protégées.
Durant les « jours de gloire », les Français descendaient dans la rue pour réclamer la liberté, l’égalité et la fraternité. Aujourd’hui, ils réclament le droit inaliénable de cesser de travailler à 62 ans. (La « mobilisation » et les grèves du 19 janvier n’étaient pas une révolte de la base, mais un simple théâtre kabuki : une bataille rituelle entre les élites et leurs clients pour savoir qui obtient quelle part d’un pot d’argent qui diminue. Le système peut de moins en moins se permettre de choses. Les classes protégées, comme les enseignants et les cheminots, craignent la fin de la vie douce alors que le vent froid de la marginalisation souffle sur la société française. Leur réponse est de travailler moins et de produire moins.
Ce n’est pas une possibilité pour les classes non protégées, déjà marginalisées par le système. Si vous êtes un ouvrier du bâtiment, par exemple, vous êtes sans protection. Si vous êtes chauffeur de taxi ou kinésithérapeute, vous n’êtes pas protégé. Si vous possédez une petite boutique ou un marché, vous devez continuer à travailler si vous voulez payer vos factures. Ce sont ces personnes que Christophe Guilluy appelle « périphériques » – même si elles peuvent vivre n’importe où dans le pays – qui ont fourni les troupes de choc des Gilets jaunes. Ils se comptent par millions, représentent peut-être la majorité de la population, et sont l’équivalent humain de l’essence qui se précipite vers une cigarette allumée : ils peuvent exploser à tout moment. Le seul espoir pour que les manifestations anti-Macron dépassent le stade du rituel aurait été qu’elles embrassent les peurs et la fureur des classes non protégées. Cela ne s’est pas produit : le poids de la contradiction interne était trop important.
Une explosion sociale qui conduit à un changement politique nécessite un mélange explosif d’idéologie et de testostérone. L’idéologie, nous l’avons vu, est absente du conflit. Démographiquement, il n’y a pas assez de jeunes – plus précisément de jeunes hommes – prêts à mourir sur les barricades. Les Gilets jaunes étaient un mouvement de personnes d’âge moyen, et on peut en dire autant des types excentriques qui ont vandalisé les bâtiments gouvernementaux à Washington et à Brasilia. Ce sont des gens qui ont des familles et des emplois qu’ils doivent conserver, et on ne peut pas mener une révolution le week-end.
Le 19 janvier, Macron et son gouvernement étaient en Espagne. Une distance symbolique par rapport aux événements, bien qu’il ait commenté la réforme des retraites. Est-ce que cela dit quelque chose sur lui ?
La présence de Macron en Espagne lors des manifestations du 19 janvier était un risque politique calculé. Il s’est retiré comme cible de la colère des manifestants et s’est donné un air présidentiel en participant à un sommet international. Si le chaos avait éclaté dans les rues de Paris, il aurait dû rentrer précipitamment à l’Élysée. C’est toujours une humiliation pour un chef de gouvernement de devoir quitter précipitamment une visite à l’étranger en raison de problèmes politiques. Mais il n’y a pas eu de chaos, ni de violence dans les rues. On a vu Macron s’occuper des affaires de la nation tandis que les manifestations semblaient trop insignifiantes pour bouleverser ses plans. En d’autres termes, son pari a été payant.
Le climat actuel et l’échec des mobilisations passées, comme celle des Gilets jaunes, à traduire les protestations en changement politique condamnent-ils aussi, d’une certaine manière, les mouvements actuels ?
Il n’y a pas de « mouvements ». Il n’y a que le désir désespéré de figer la société en place pour empêcher un nouveau déclin. Les enjeux sur lesquels on se bat sont insignifiants mais symboliques. Quelqu’un sera-t-il traumatisé par le fait de travailler deux ans de plus, jusqu’à l’âge de 64 ans ? La France cessera-t-elle d’être la France si les réformes des retraites de Macron sont mises en œuvre ? Mais les réformes symbolisent le changement – et le changement, pour les Français, à l’heure actuelle, ne peut être représenté qu’en termes de décadence et de perte.
Qu’est-ce qui différencie les événements actuels des grands mouvements sociaux comme les grèves de 1995 ou de 2006 ?
Plutôt que de se tourner vers les rituels de paralysie du passé, je pense qu’il est plus utile de réfléchir au présent et aux bifurcations vers l’avenir. Les Français, à mon avis, sont parmi les personnes les plus talentueuses de la planète. Je trouve dans la culture française, même à cette heure stérile, des romanciers et des mathématiciens étonnants, des penseurs politiques et des visionnaires du monde des affaires. C’est la raison de ma longue histoire d’amour avec votre pays. Tous les ingrédients de la grandeur sont présents, mais pour l’instant, le tout est bien inférieur aux parties.
L’avenir de cette culture riche et ancienne sera décidé d’une manière ou d’une autre par les Français et, en tant qu’étranger, je ne me permettrai pas de donner des conseils. Mais je dirai ceci. S’accrocher à ce que l’on a n’est pas une posture inspirante. Exister dans une position défensive, en ayant peur de la douleur et de la perte, est probablement le moyen le plus sûr de tout perdre. Vivre, c’est aller de l’avant – et dans le cas de la France, cela signifie des transformations difficiles et peut-être douloureuses. En tant qu’analyste politique, je ne vois pas comment les institutions de la Cinquième République peuvent survivre sans réformes majeures. En tant qu’observateur social, je n’imagine pas que les tensions internes cesseront à moins que les classes non protégées ne se réconcilient d’une manière ou d’une autre avec le système. En tant qu’analyste des médias, je ne crois pas que la France retrouvera sa place d’honneur dans le monde tant que ses élites n’auront pas embrassé et exploité l’univers numérique.
Les nations, comme les organismes, sont obligées d’évoluer et de s’adapter. Beaucoup ont initialement voté pour Macron pour cette raison : il était, après tout, l’auteur d’un livre intitulé Révolution. Aujourd’hui, nous savons mieux. Macron n’est qu’une autre figure d’élite éblouie par sa propre image dans la galerie des glaces. Mais il y aura d’autres candidats, d’autres moments, d’autres possibilités pour choisir l’avenir que la France mérite. Je suis, par tempérament, un pessimiste à court terme mais un optimiste à long terme : je parie donc un euro que les Français construiront un avenir digne du passé français. ■
Martin Gurri pointe des choses essentielles mais en oublie d’autres, la question migratoire par exemple. Il se trompe un peu quand il reproche à nos « élites » de n’embrasser pas et de n’exploiter pas l’univers numérique. Ils s’y jettent tout entier, au contraire, au désespoir de beaucoup (les moins jeunes, en particulier, la « périphérie »…). Peut-être M. Gurri veut-il simplement dire qu’il « embrassent » mal. Il souligne bien la division entre les protégés et les autres mais il omet la morgueuse arrogance, les médisances et les provocations permanentes des premiers; sans parler de l’étouffement des esprits, de la maternelle à l’université, accentué par les media dominants, et la désespérante perversion de l’expression électorale, toujours au profit des mêmes premiers de classe. Les fameux et bien nommés « deux poids deux mesures » élevés au rang de « valeur ».
D’accord avec Marc Vergié sur les oublis de M. Gurri, qui a une vision toute américaine et oublie entre autre le problème de l’immigration . Il ne s ‘agit pas « d’embrasser le univers numérique » , mais de renouer avec le Bien Commun, le vrai. Je pense que JSF pourrait publier la tribune à mon avis , très remarquable de Christophe Guilly, du lundi 23 janvier au figaro qui va au fond du problème sur le mépris subi par les classes moyennes et qui montre que ces » classes moyennes » , dépossédées d’elles- mêmes,, n’attendent plus rien de ces pseudo élites, mais recherchent confusement de nouvelles élites attachées à servir, attachées au bien commun. . Derrière tout cela se pose avc acuité la question du régime.