Par Pierre Builly.
Un condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson (1956).
Un voyageur solitaire est un diable.
Je ne suis pas tout à fait certain (et même pas certain du tout) qu’Un condamné à mort s’est échappé va me réconcilier avec le cinéma de Robert Bresson, réalisateur révéré et respecté à peu près au rang de l’ennui rigoureux qu’on ressent en voyant ses œuvres. C’est à peu près comme les pièces de théâtre qui sont interprétées sur les scènes nationales, c’est-à-dire les salles subventionnées par l’État : généralement on s’y enquiquine tellement qu’on n’ose qu’à peine le dire, de façon à demeurer dans le trip du groupe d’amis (du groupe de relations, plutôt, l’amitié, c’est autre chose) qui vous a trimballé aux Amandiers, à Nanterre ou à la Colline, du côté du cimetière du Père La Chaise.
Cela dit, qui confine à la polémique, reconnaissons à ce récit d’évasion quelques mérites et notamment à son dernier quart d’heure de placer le palpitant à la bonne température : l’évasion du lieutenant résistant Fontaine (François Leterrier) et de sa pauvre loque de codétenu François Jost (Charles Le Clainche) de la prison militaire de Monluc à Lyon, en 1943 est décrite avec une fidélité et une honnêteté exemplaires : on ne perd rien des moindres efforts consentis par le lieutenant pour élaborer les recettes de l’évasion, les réaliser et in fine les exécuter de façon à la fois héroïque et miraculeuse. On suit avec constance et passion les mille difficultés du projet, ses incertitudes et les angoisses qu’il suscite, les difficultés invraisemblables de sa réalisation, les incertitudes de sa concrétisation.
Mais si je dis que, dans ce domaine assez exploré du cinéma, je préfère bien évidemment Le trou de Jacques Becker, film à peine postérieur de quatre ans, qui me contredira ? On pourra me dire, le nez en l’air, que les situations ne sont pas du tout comparables, que les prisonniers de la Santé ne risquent pas leur peau comme ceux du Fort Monluc, qu’ils sont multiples alors que le lieutenant Fontaine, presque jusqu’au bout, est dans une grande solitude. Certes ! Je ne dis pas le contraire et je reconnais au film de Robert Bresson une grande sécheresse et une grande hauteur de vue ; c’est sa peau que le lieutenant joue et même un peu davantage : celles des camarades de son réseau que les Boches aimeraient bien découvrir.
N’empêche que sur la seule graduation dramatique et thématique, on accroche moins. À force d’austérité, de retenue hiératique, de maintien guindé, Robert Bresson ne se place-t-il pas à côté, à part, au loin de son sujet ? Un carton, d’entrée, donne le ton du film : Cette histoire est véritable. Je la donne comme elle est, sans ornements, écrit le metteur en scène. Certes et on est tout prêt à suivre et à admirer l’aventure glacée de ce Résistant de la bonne époque qui – histoire vraie – parvint à s’évader d’une forteresse jugée inexpugnable. On aimerait y retrouver les exaltations de la geste héroïque de la Résistance, de La bataille du rail à L’armée des ombres.
On veut bien, d’ailleurs, qu’il n’y ait pas même trace de romanesque, de sentimentalisme, d’exaltation patriotique : après tout, ce qui se joue là, au niveau considéré, c’est la vie d’un homme. Et il n’est pas mauvais que l’écrasante monotonie de l’existence carcérale soit illustrée par la récurrence presque obsédante des rituels obligés de la, prison : le réveil, la clef du geôlier qui tourne dans la serrure, la sortie des cellules, la mise au garde-à-vous, le vidage humiliant et indispensable des tinettes (les seaux hygiéniques) dans le cloaque de la cour. Oui, tout cela donne cette impression glaçante qui nous enserre encore davantage dans la prison.
Mais enfin à force de détachement, de prise de distance, de glaciation, Robert Bresson ne nous éloigne-t-il pas des battements de cœur de la vie ? Cinéaste catholique, dit-on de lui ; sans doute et marqué par la présence obsédante du péché et de la difficulté d’accueillir la grâce.
Surtout cinéaste d’une singularité catholique, le jansénisme, corseté, fermé au monde, à la bienveillance et à l’indulgence, religion de froidure et de rigueur dont on peut admirer certaines hautes aspirations, mais frémir devant son éloignement du monde.
Du simple point de vue cinématographique, le film, dont le titre, assez médiocre, aurait bien dû être, comme envisagé, Le vent souffle où il veut, est aussi d’une grande perfection retenue. La moindre orientation, la moindre lumière, le moindre souffle sont contrôlés, réglés, organisés. Peu de place pour l’émotion, moins encore pour l’exaltation. C’est Port-Royal regardant Louis XIV avec hauteur. ■
DVD autour de 13 €.
Chroniques hebdomadaires en principe publiées le dimanche.
Merci à Pierre Builly notre critique dévoué d’avoir attiré encore une fois notre attention, ici sur le magnifique film de Robert Bresson Un condamné à mort s’est échappé.. Qu’il me pardonne si j’ai quelques nuances à apporter à son compte rendu ou un autre regard. Certes le cinéma de Bresson peut paraître souvent austère, janséniste, épuré, et désincarné à force d’ascèse, et nous tenir ainsi éloigné de l’action en nous empêchant d’ y participer. Mais ne pourrait-t-on pas aussi dire le contraire ?
C’est-à-dire, voir dans la rigueur du montage chez Bresson, non un exercice gratuit et formel, mais une préparation à une quête exigeante. Il s’agit chaque fois pour ses héros de se délivrer de tout ce qui les ’encombre ou les emprisonne, de retrouver un espace de liberté : Pour Fontane condamné à une mort il s’agit bien de pouvoir s’évader, mais cela suppose au départ une reconquête de sa liberté intérieure, l’une ne va pas sans l’autre . Dans tous ses films il s’agit bien, de dénouer le lien mystérieux qui nous unit au mal, évident dans ce cas. Le mal serait aussi subir et ne rien faire.
La bande son peut paraitre pesante ou lassante, mais n’est-elle pas, très travaillée- comme toujours chez Bresson – et très charnelle, renvoyant les bruits multiples de la prison, nous tenant en haleine, sollicitant notre attention ?
Nous pouvons bien vibrer-me semble-t-il- avec héros Fontane dans sa volonté obstinée de surmonter les obstacles dans sa recherche de liberté, et arriver aussi à convaincre son compagnon de cellule de s’associer avec lui, et non de le trahir. La rigueur, qui pèserait sur le spectateur , ne ferait -elle pas partie de notre chemin pour nous permettre d’accueillir le moment où une émotion vraie peut jaillir quand Fontane et son compagnon peuvent enfin marcher dans la nuit de la délivrance ?
Si on regarde les films de s de Bresson « Des dames du bois de Boulogne à l’admirable journal d’un curé de campagne, et à une femme douce ou l’argent n’y a-t-il pas un point commun ? D’étape en étape ne sommes-nous pas plongés dans un monde où la grâce peut éclore et agir ; Bresson sait saisir ces moments, ceux où notre liberté se révèle à nous , comme vocation, je ne vois là rien de janséniste regardant avec hauteur, mais le triomphe choisi et assumé de la grâce et de notre liberté. .
Disons, Henri, queje n’ai pas de sympathie pour le cinéma de Robert Bresson ; il en est pour les arts et la littérature comme dans la vie : ça marche ou ça ne marche pas. Mais je reconnais volontiers que Bresson n’est pas n’importe qui.
J’ai «tenté» Bresson, plusieurs fois, et cela n’a jamais cessé de m’exaspérer, notamment et surtout, en raison de ses partis pris relativement à son travail sur les acteurs, qu’il veut «non professionnels». Encore que, pour «Un condamné à mort s’est échappé » et «Pickpocket», il n’avait pas encore réellement arrêté son option – il se trouve que monsieur mon comédien de père a tenu un rôle dans ces deux films-là, tout comme Roger Planchon, pour le premier, ainsi que l’excellent réalisateur Jacques Ertaud, tandis que, un an auparavant, Claude Laydu dans «Journal d’un curé de campagne»… C’est une mauvaise idée que celle-ci, tout du moins, en France, car Emir Kusturica a démontré le contraire, dans certains cas (cas où les non-acteurs jouent un rôle qui correspond exactement à leur individualité) , et quelques autres réalisateurs que je ne me rappelle plus. Lorsque le sublime Alain Cuny s’est rangé à la même option pour son «Annonce faite à Marie» de la fin des années quatre-vingts, il s’est heurté fatalement au même écueil (ce dont j’ai été particulièrement désappointé). Sauf que, chez Cuny, il y avait une intention différente de chez Bresson : Cuny voulait pouvoir imposer la «respiration» claudélienne, à laquelle des comédiens émérites ne consentiraient pas à soumettre la leur, pour des raisons psychiques liées à la décomposition théâtrale d’après 1945 (comme par un fait exprès, soit dit en passant), en Europe de l’Ouest. Pour en revenir à Bresson, les options «intellectuelles» (au sens sartrien du terme, c’est-à-dire, finalement, au sens de la recomposition post 1945, encore une fois), ces options «intellectuelles», donc, ne fonctionnent pas plus en art dramatique que le socialisme dans la sociétés – José Antonio Primo de Rivera donnait à constater qu’il n’y avait aucune différence entre capitalisme et socialisme, sauf en ce que le socialisme mettait du sable dans les rouages ; la «technique» dramaturgique de Bresson consiste également à mettre du sable dans les rouages de l’expression dramatique (dont les manies amerloco-capitalistes ou socialo-brechtiennes suaient par tous les pores rééduqués), comptant sur les pis-aller de la justification théorique et formalisante pour compenser l’ennui – exactement comme les théories de la musique sérielle l’ont fait de leur côté, Leibovitz et Boulez, de manière «institutionnellement» plus triomphante que ne sut le faire Bresson, assurément…
CE QUI est dit n’accorde en rien quelque grandeur à une production, prime seulement la manière DONT l’œuvre dit ; ainsi d’«Ivan le Terrible» de Sergeï Eisenstein : il n’importe nullement que cela eût été commandé par Staline afin de transmettre la détermination soviétique au monde de l’Ouest (ainsi de la harangue d’Ivan par le fabuleux Tcherkassov, qui clôture le film), ce film est somptueux et qu’importe ses «intentions» théoriques et, cinématographiquement parlant, qu’importe que Tcherkassov eût été un mouchard missionné par le Parti pour surveiller Eisenstein ; qu’importe, encore et enfin, que Bresson eût pavé de bonnes intentions ses productions cinématographique ! Toutes simagrées qui fondent Pierre Builly à ne pas éprouver «de sympathie pour le cinéma de Robert Bresson» et qui me fondent à en dire ce que je viens d’en dire vaguement.
Cependant, il y a là dedans des aspects qui intéressent directement la question posée par le fait qu’une œuvre d’art est «inspirée» (dans le haut sens du terme, haut sens dont la définition la plus simple et la mieux adaptée à notre niveau mental se trouve chez Platon) ou ne l’est pas.
Le chemin vers la grâce passe par le dépouillement, tout simplement.
Cher Henri, ce que tu appelles toi-même «la rigueur du montage chez Bresson» se trouve justement être, technico-artistiquement, le rigoureux contraire du dépouillement… Mais, hors cette petite dispute que l’on pourrait mener sur des points de détail d’analyse, il y a des questions plus pressantes sur le résultat des exercices et, surtout, sur l’emploi des moyens choisis, sur ce que l’on en obtient, au strict point de vue du recours à eux… Ainsi, par exemple, la position délibérée consistant à choisir des non-comédiens pour exercer l’activité du comédien, dans un cadre où tout spectateur et tout amateur ne peuvent être sensibles qu’à un travail d’acteur, au moins, correct.
Aucune œuvre ne peut consister en «préparation à une quête exigeante», ce peut en être le sujet mais non le moyen, sauf à ce que l’on mette cul par-dessus tête : imaginons un écrivain employant délibérément un langage approximatif au prétexte que celui-ci «préparerait à une quête exigeante»… Ce ressemblerait furieusement à ce que toutes les avant-gardes n’ont cessé de ressasser de décennies en décennies sans jamais produire autre chose que ce qui avait été produit l’avant-veille dans la même perspective. En art, la seule «exigence» réside en ce que l’artiste exige de lui-même de «faire du beau» avec tout ce qu’il mettra en chantier et non de «faire du faire» à partir de la première théorie venue, fût-elle pavée de bonnes intentions.
En outre, aucun artiste n’est fondé à tracer un «chemin vers la grâce», peut-être pourrait-ce être une des fonctions du saint mais nullement de l’artiste ; celui-ci pourrait-il seulement emprunter tel chemin, que ce ne serait que pour lui-même ; sans doute, son exercice de l’art pourrait-il s’en trouver plus élevé, mais à la condition expresse que, au préalable, il eût acquis la maîtrise effectivement «technique» de son art, laquelle maîtrise est sans aucun rapport avec quelque grâce que ce soit, sauf à ce qu’une certaine discipline artistique puisse «gracieusement» profiter à l’artiste ; mais ce serait entrer là dans un tout autre domaine : celui de l’art (ou du métier) comme support de réalisation spirituelle, domaine qui impose AU PRÉALABLE la réalisation du fameux «chef-d’œuvre» compagnonnique, perfection artistique qui N’est QUE le point de départ pour gravir les différents degrés de ce que je suis bien d’accord d’appeler avec toi «la grâce», mais ces gradations de l’activité spirituelle se situent désormais au-delà de tous «fruits de nos actes», pour reprendre la formule de la Baghavad-Gîta.
Vive Dieu, cher Henri !