PAR RÉMI HUGUES.
I. Si l’islam mondial avait un chef…
Le 26 septembre 2022 Youssef Al-Qaradawi est décédé, à l’âge de 96 ans. « Si l’islam mondial avait un chef, ce serait lui »[1] selon l’essayiste et ancien journaliste du Monde Xavier Ternisien. Cet homme était l’animateur vedette de la chaîne du pays qui en ce moment est au centre du monde, le Qatar : Al-Jazeera, que le grand public occidental découvrit suite aux attentats du 11 septembre 2001.
Al-Qaradawi y animait l’émission Al-Charia ‘wal Hayat (« La Charia ou le vie ») que regardaient des millions de téléspectateurs. De nationalité égyptienne, il tenait sa légitimité en matière de théologie islamique de ses années d’études à l’université cairote Al-Azhar, référence mondiale dans ce domaine.
Mais surtout ce qui lui a valu cette place éminente au sein du monde musulman du XXIe siècle est ses liens avec l’organisation des Frères musulmans, qu’il rejoignit dès ses seize ans. Ce mouvement fondé en 1928 par Hassan al-Banna en Égypte – alors colonie britannique –, devenu un ordre transnational, vient de perdre son grand téléprédicateur.
Parmi les objectifs poursuivis par le fondateur Al-Banna, il y avait celui de faire passer l’Europe sous le contrôle de « mains orientales »[2]. Or les dirigeants fréristes actuels ont toujours ce but en tête. Après le bilan mitigé des Printemps arabes pour l’organisation, cette quête du Graal européen a de quoi lui redonner un nouvel élan.
Les Printemps arabes, l’heure de gloire
Dans un premier temps les Frères musulmans furent les grand gagnants des Printemps arabes. En atteste cette déclaration du 6 mars 2011 d’Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, en visite le au Caire :
« Le dialogue que j’ai eu avec l’ensemble de cette délégation, et en particulier avec les membres des Frères musulmans, a été intéressant, et m’a permis de bien mesurer que la présentation qui est faite parfois de ce mouvement mérite d’être éclairée et approfondie. Plusieurs d’entre eux m’ont fait part de leur vision d’un islam libéral et respectueux de la démocratie. »[3]
Jusque-là mal vu par certaines chancelleries occidentales, le mouvement frériste devenait fréquentable, en tant que pilier du nouveau monde arabe, libéral et démocratique, pour citer le patron du Quai d’Orsay d’alors.
En France la bien-pensance de gauche s’émerveilla de ces révolutions de l’autre rive de la Méditerranée ; elles étaient, d’après elle, à voir comme le prolongement de 1789, 1830, 1848 et 1871. Par exemple, Edwy Plenel s’enthousiasmait : « ne sommes-nous pas devant un événement qui, dans sa singularité, rappelle […] la postérité de […] 89, le 1789 révolutionnaire français, celui qui fait que Kant interrompt sa promenade justement parce que c’est un événement impensable et improbable […] ? […] C’est une aspiration purement démocratique et sociale, liant indiss-olublement question démocratique et question sociale autour de l’égalité des droits, qui a soulevé et qu’ont porté les foules tunisienne et égyptienne. Ce sont des mouvements constitutionnels, d’invention démocratique avec des élections libres et des assemblées constituantes en vue, qu’elles ont déclenchés. »[4]
Tant en Tunisie qu’en Égypte ceux qui ont remporté les élections suivant l’éviction de leur « despote » déchu respectif – Ben Ali et Moubarak – sont les partis fréristes. La branche tunisienne s’appelle Enhada : c’est son chef Rached Ghannouchi qui a pris le pouvoir après le printemps de Jasmin, même si formellement le nouveau Premier ministre était Hamadi Jebali, qui l’avait précédé en tant que chef du parti.
Au Maroc aussi, les Frères musulmans connaissent une forte poussée, et ainsi le spécialiste du Proche-Orient et de l’Islam Georges Corm d’écrire que les Printemps arabes ont permis au mouvement frériste de devenir « la principale force électorale, ainsi que démontré par le résultat des élections du mois d’octobre 2011 en Tunisie, où le parti Ennahda obtient 40 % des voix, mais aussi au Maroc où le Parti de la justice et du développement obtient un score aussi élevé aux élections de novembre 2011. »[5]
II. La revanche de Fukuyama ?
La vague frériste suivait immédiatement la vague démocratique, laquelle avait été présentée comme la revanche de Fukuyama sur Huttington. Là où on l’attendait le moins, la démocratie libérale triomphait, pouvaient dire les « fukuyamistes » qui voient l’homo democraticus comme le dernier homme nietzschéen, en s’appuyant sur des déclarations du genre de celle du Tunisien Yahd Ben Achour, président de l’instance juridique en charge des élections de l’Assemblée constituante de juillet 2011 :
« C’est la première fois que dans le monde arabe, à la surprise de tous, le peuple se soulève. […] Nous avons compris par là que la légende de la démocratie importée de l’Occident est morte. Elle n’était qu’une fausseté colportée par tous les chefs en mal de dictature ou par leurs amis occidentaux, qui nous laissaient entendre par leurs propos que la démocratie était l’apanage des belles et nobles nations et que, pour nous, la dictature avec le pain était meilleure. »[6]
Or c’est oublier que c’est l’organisation la moins démocratique qui soit, l’armée, qui a acté – aussi bien en Tunisie qu’en Égypte – le renversement du « dictateur » en place. L’historien Benjamin Stora évoque, concernant le cas tunisien, « une possible connivence entre certains cercles militaires et des islamistes de la mouvance des Frères musulmans »[7], tandis qu’« en Égypte les Frères musulmans sont vite apparus comme des alliés du Conseil militaire en appelant la population à voter pour les réformes constitutionnelles très limitées qui ont été soumises au référendum du 19 mars 2011 »[8], explique Corm.
C’est justement l’armée qui s’avère le vrai vainqueur du Printemps égyptien, peut-on constater avec le recul. Comme l’a noté l’universitaire Baudoin Long, « les Frères musulmans ont su profiter de la chute de Moubarak et de l’ouverture politique pour investir la scène politique et gagner toutes les élections. »[9] Après avoir mis l’un des leurs à la tête de l’État – Mohamed Morsi – la Confrérie a vu son impopularité grimper à tel point que les Égyptiens se sont révoltés de nouveau, le 30 juin 2013, amenant le chef des armées Abdel Al-Sissi à prendre le pouvoir, qu’il conserve toujours depuis lors.
Le Printemps syrien des Frères : l’échec
En Syrie, les Frères musulmans ont en revanche échoué dans leur tentative de prise du pouvoir, en dépit du soutien de l’Occident. Leur guerre contre le régime baasiste de la dynastie Assad avait lieu depuis plusieurs décennies ; en témoignent ces lignes de l’universitaire Jean-Pierre Filiu, qui raconte son voyage en Syrie pendant l’été 1980 :
« Très peu d’informations circulaient alors sur la lutte acharnée qui opposait le régime Assad aux Frères musulmans. Quel ne fut donc pas le choc que je reçus, à mon arrivée à Alep, en mesurant l’intensité du conflit. J’assistai à de véritables scènes de guérilla urbaine »[10].
Le leader frériste syrien Issam Al-Attar vivait alors en exil à Aix-la-Chapelle. Lors de l’irruption du Printemps syrien, le Front islamique socialiste – nom de la branche frériste de Syrie – prend une part active au mouvement de contestation. Ils en appellent à une Syrie islamo-démocratique, conformément à leur ligne politique traditionnelle. Filiu rapporte : « Les Frères musulmans adoptent en 2004 un ‟Projet politique pour la Syrie de l’avenir” qui prône un ‟État islamique”, mais dans un cadre ‟moderne et démocratique”. »
L’opposition, que dirigent Michel Kilo et Aref Dalila, face à la répression violente d’Assad, devient une organisation militaire, l’Armée Syrienne Libre (ASL). C’est à son initiative qu’est créé le 17 septembre 2011 à Damas un Comité national pour le changement démocratique, dans le sillage de la mise en place le 23 août 2011 du Conseil national syrien, qui est un gouvernement provisoire d’opposition en exil : son siège est Istanbul.
Mohamed Farouk Tayfour, « numéro deux des Frères musulmans »[11] syriens, faisant même partie du comité exécutif. Quelques semaines auparavant – le 30 juillet – l’ASL était proclamée depuis la zone frontalière turque. « La Turquie organise la promotion médiatique de l’ASL »[12], soutient Filiu.
Ce qui n’a rien de surprenant puisque Recep Tayyip Erdogan est issu du mouvement frériste.
III . La Turquie, nation frériste
Le théologien et historien Jean-François Colosimo signale que le jeune le président turc « abandonne un début de carrière au football pour entrer dans un groupuscule clandestin lié aux Frères musulmans où il apprend par cœur les classiques de l’islamisme contemporain. […] Puis il réalise que pour gagne le pouvoir, il lui faut sortir de cette marginalité, enclencher un vaste rassemblement populaire et réunifier la nation, pour assurer sa sauvegarde, sous la bannière de l’islamo-démocratie. »[13]
Avant de fonder l’AKP, dont la stratégie consiste dès le départ à « ancrer l’islam politique dans le jeu démocratique »[14] – indique Ahmet Insel –, Erdogan militait au sein du parti islamiste Refah de Necmettin Erbakan.
Si le chef suprême des Frères musulmans, ou ‘murshid ‘âm (« guide suprême ») est censé être celui qui dirige la matrice égyptienne, il ne serait pas totalement inepte de voir en Erdogan le vrai ‘murshid ‘âm de la Confrérie, surtout depuis la disparition d’Al-Qaradawi, alors que pendant longtemps seule l’Égypte pouvait revendiquer le titre de foyer de rayonnement du frérisme.
Si la Turquie est incontestablement sous la coupe des Frères musulmans, on peut qualifier aussi d’autres pays de « para-fréristes ». Quand Alexandre Adler affirme que « l’argent saoudien […] a subventionné toutes les formes d’extrémisme musulman ces vingt dernières années, y compris Al-Qaïda bien entendu »[15], implicitement il mentionne les Frères musulmans.
Le mécène saoudien
Dans Occident & Islam, le chercheur indépendant Youssef Hindi relate cet épisode : « En 1936, alors qu’Al-Banna accomplit le pèlerinage à La Mecque pour la première fois, il demande à Abdelaziz ibn Saoud, roi d’Arabie Saoudite, de fonder une branche des Frères, mais Abdelaziz lui répond ‟tout le royaume est une branche des Frères et tous les Saoudiens sont des Frères musulmans” »[16]
Ce qui est confirmé par le géopolitologue Aymeric Chaudrade, qui, retraçant l’historique de la Confrérie, soutient que « l’islam social et révolutionnaire des Frères musulmans (né à une époque où le marxisme était puissant partout) […] s’étend depuis l’Égypte sur le reste du Maghreb dans les années 1970, puis […] rencontre le wahhabisme saoudien et la bienveillance américaine en Afghanistan face aux Soviétiques. »[17]
Le mouvement frériste a longtemps été l’instrument des Saoudiens dans leur lutte pour la suprématie dans le monde musulman. Si leur principal rival dans la région est aujourd’hui la chiite République d’Iran, et ce depuis sa révolution islamique de 1979, avant cela ce fut l’Égypte de Nasser.
Xavier Ternisien écrit : « L’Arabie Saoudite aide matériellement Saïd Ramadan, en tant qu’adversaire de Nasser. Le fils spirituel de Banna a noué des relations excellentes avec le roi Fayçal. »[18] Saïd Ramadan est le fils spirituel du fondateur de la Confrérie dans le sens où il s’est marié avec sa fille, Wafa Al-Banna, et en s’unissant avec elle il a également épousé sa cause frériste. Leurs deux fils, Hani et Tariq Ramadan, ont eux aussi repris le flambeau, nous y reviendrons plus loin concernant ce dernier.
À partir du milieu des années 1970 la manne pétrolière saoudienne a joué un rôle considérable dans le développement de l’organisation. Rappelons-nous ce que c’est à ce moment-là qu’est intervenu le « choc pétrolier » orchestré par les pays de l’OPEP, qui ont vu le produit de leurs ventes d’hydrocarbure littéralement décoller. « On imagine facilement quel nouvel élan peut apporter le pétrole à ce mouvement de solidarité islamique qui avait jusqu’ici piétiné face au triomphe du tiers-mondisme militant des Nasser et Soekarno »[19], souligne Corm.
Pétro-dollars saoudiens auxquels s’ajoutent ensuite ceux du Qatar, d’où officiait Al-Qaradawi, comme on l’a dit.
IV. Western connexions
En définitive l’islam que incarné et propagé par la Confrérie est un islam qui s’avère occidentalo-compatible, comme Chauprade le fait remarquer plus haut et parlant de bienveillance américaine. Cela peut sembler étonnant, voire contradictoire : n’oublions pas la « nation frériste », la Turquie, est le pivot stratégique de la zone sud-est de l’OTAN. Lors des Printemps arabes elle a été le refuge pour les Frères musulmans syriens cherchant à renverser Bachar Al-Assad.
D’autres pays de l’alliance militaire occidentale ont servi d’asile aux hauts dignitaires de la Confrérie persécutés dans leur pays. L’Allemagne pour le Syrien Issam Al-Attar comme on l’a vu précédemment. On peut de surcroît citer l’exemple de Ghannouchi du parti tunisien Enahda, qui a vécu « en exil à Londres. »[20]
Londres est la capitale européenne de mouvement frériste : à partir de 1981 y siège le maktab al-gharb (« bureau de l’Ouest »), puis, dix ans plus tard, la Federation of Islamic Organisations in Europe (FIOE) – dont la branche française, l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), avait participé à la création du Conseil français du culte musulman (CFCM) en 2003 – s’y installe. « Les liens entre la FIOE et les Frères musulmans sont bien réels mais informels : ils passent surtout par des relations interpersonnelles »[21], remarque Xavier Ternisien.
Sans oublier Tariq Ramadan, le frériste à la notoriété la plus grande dans la sphère francophone, est son très prestigieux son poste de Professeur à l’université d’Oxford (Oriental Institute, St Antony’s College).
L’hebdomadaire Le Point a fait état, sous la plume de Ian Hamel, des liens entre Royaume-Uni et États-Unis d’une part et Frères musulmans d’autre part. Le journaliste cite une note du renseignement suisse selon laquelle Saïd Ramadan « est très certainement en excellents termes avec les Anglais et les Américains ». Il mentionne en outre une fiche du 5 juillet 1967 où Saïd Ramadan est qualifié d’« agent d’information des Anglais et des Américains ». Et évoque la rencontre entre ce dernier et Dwight Eisenhower à la Maison-Blanche en juillet 1953, où une délégation des Frères musulmans avait été invitée[22].
Le Reis et l’Europe
C’est ce même Le Point qui a récemment dévoilé selon quelles modalités l’Europe est un théâtre d’opérations du frériste Erdogan, qui « joue tour à tour de l’intimidation, des menaces, du chantage. Il ne dédaigne pas, parfois, le registre de la coopération.
Mais, en coulisse, il orchestre les opérations d’influence et de désinformation et lance ses agents à l’assaut de ses opposants réfugiés en Europe.C’est ce jeu de dupes que mettent au jour deux des meilleurs experts français du régime d’Erdogan, Laure Marchand et Guillaume Perrier (journaliste au Point), dans un livre dont le titre, Les loups aiment la brume (Grasset), évoque à la fois la férocité des moyens engagés par Ankara et la dissimulation qui entoure les véritables objectifs du ‟Reis”.
Il y est question d’espionnage, d’intimidation mais aussi d’assassinats politiques, comme l’élimination de trois dirigeantes kurdes, tuées par balles le 9 janvier 2013 à Paris.
Les auteurs, qui ont recueilli de nombreux témoignages, relatent comment Recep Tayyip Erdogan mobilise à la fois son puissant service de renseignement – le MIT –, la direction des Affaires religieuses – le Diyanet – et les milliers d’imams qui en dépendent, ainsi que les sinistres Loups gris, groupe ultranationaliste lié au parti d’extrême droite MHP, pour maintenir sous sa coupe la communauté turque en Europe (5 millions de personnes).
Ils dévoilent les liens troubles qu’a noués son régime avec des réseaux mafieux turcs. Et ils expliquent comment ces actions vont s’intensifier à l’approche des élections de 2023 – qui se présentent mal pour Erdogan, sur fond de crise économique et d’inflation. »[23]
V. L’« Eurafrique » dans le collimateur
À l’évidence, si l’Afrique subsaharienne est une importante terre de conquête de la Confrérie, elle n’est pas la seule. Sur ce point Chauprade rapporte : « Toutes les grandes sources de l’islamisme radical sont aujourd’hui fortement présentes en Afrique noire [dont] la tendance des Frères musulmans […]. Des prédicateurs marocains ou égyptiens sont en action en Afrique noire »[24].
Outre le continent noir la Confrérie a l’Europe dans le viseur. Avec, des années durant, l’appui des Saoudiens. « Le rôle de Saïd Ramadan dans l’expansion de la pensée des Frères musulmans en Occident est considérable, notamment à travers la publication de la revue Al-Muslimum, qui paraît jusqu’en 1967 »[25], soutient Ternisien. Or Ramadan « profite à plein de l’argent saoudien pour ses activités de prédication en Europe. »[26]
Les Frères musulmans ne visent pas moins que l’hégémonie globale, via un Califat mondial, comme l’atteste cette déclaration publique du bras du guide suprême de l’organisation, Muhammad Khairat Al-Shater, prononcée en mars 2011 suite au renversement d’Hosni Moubarak :
« Les Ikwan [Frères musulmans] travaillent à restaurer l’islam dans sa conception globale pour la vie des gens et considèrent que cela ne se fera qu’à travers une société forte. Ainsi, la mission est claire : soumettre les gens à Dieu ; instaurer la religion de Dieu ; islamiser la vie ; renforcer la religion de Dieu ; établir la renaissance (Nahda) de l’oumma [communauté ou nation musulmane] sur la base de l’islam. […] Ainsi, nous avons appris [pour commencer] à construire l’individu musulman, la famille musulmane, la société musulmane, le gouvernement islamique, l’État islamique mondial »[27].
Ce projet très ambitieux passe ainsi par l’islamisation – ou plutôt la « frérisation » – de notre continent. C’est pourquoi l’AKP d’Erdogan est « le défenseur intransigeant de l’entrée dans l’Europe »[28].
L’analyse de cette question par le journaliste du Point Luc de Barochez est particulièrement éclairante : en 2004 « les dirigeants des pays de l’Union européenne donnent leur feu vert à l’ouverture de pourparlers en vue d’une adhésion de la Turquie. Ces négociations ne vont pas tarder à devenir l’un des pires fiascos de l’histoire de l’unification politique du Vieux Continent. Dix-huit ans plus tard, le président turc incarne un dilemme insoluble pour l’UE, à laquelle il n’a officiellement jamais renoncé à adhérer mais avec laquelle il se comporte comme un adversaire résolu. »[29]
Comme l’intégration de la Turquie est au point mort, à la stratégie de l’entrée depuis l’extérieur s’est substituée la stratégie d’influence depuis l’intérieur. « Pour les Français et les Allemands, le danger islamique est intérieur parce qu’il existe une forte communauté turque dans l’État allemand, maghrébine dans l’État français »[30], est bien obligé de reconnaître Adler.
VI. La conquête électorale en ligne de mire
Le mouvement frériste est favorable à un mouvement perpétuel d’immigration de populations du Sud en Europe afin d’y accroître le nombre de musulmans, religion d’une part substantielle de ces populations. En parallèle ils instaurent des partis politiques dans chaque pays, qui se présentent à un maximum d’élections.
Dans son essai Baudoin Long met en évidence que la Confrérie « s’est ralliée depuis longtemps à l’idée que les urnes sont un meilleur moyen pour arriver au pouvoir que la violence ou la révolution.
Néanmoins, pendant la transition, les Frères musulmans montrent qu’ils n’acceptent de la démocratie que son fonctionnement institutionnel réduit à l’élection. Parvenus au pouvoir, ils répliquent à l’échelle du pays le centralisme autoritaire qui régit leur organisation. »[31]
Ils comptent ainsi prendre le pouvoir par les urnes pour ensuite instaurer un État islamique, une théocratie musulmane ; dans les années 1990, alors qu’il est maire d’Istanbul, Erdogan « soutient à un […] journaliste que ‟la démocratie n’est pas un but absolu mais un moyen”, […] il assimile la démocratie à un tramway que l’on peut quitter à l’arrêt désiré. »[32]
Ils ne sont pas des démocrates de conviction, mais des démocrates de situation, d’opportunité. Le caractère sournois de leur agenda est aisément discernable, car çà et là ont pu sourdre des indications de leur double discours, parmi lesquelles deux ont été mentionnées plus haut.
Ne sous-estimons pas leur puissance : des institutions telles que la Ligue islamique mondiale, le Conseil suprême international des mosquées et la Banque islamique de développement sont sous leur coupe. Certes l’abondante liasse des pétro-dollars saoudiens s’est tarie[33] et la Confrérie est désormais totalement discréditée dans sa matrice égyptienne.
Toutefois son histoire est celle d’un mouvement qui a su miraculeusement se relever. Réduits quasiment à néant sous Nasser, à l’heure du nationalisme arabe triomphant, les Frères musulmans ont su faire preuve de résilience et ont connu avec l’arrivée du XXIe siècle leur moment de gloire. Ce fut le successeur de Nasser, Anouar el-Sadate, proche des Américains, qui « réintroduisit les Frères musulmans et leurs sympathisants dans la vie politique et laissa libre cours à leur influence »[34], qui a atteint son apogée lors des Printemps arabes.
Reste aux patriotes vigilants soucieux de contenir leur avancée, si ce n’est annihiler leur puissance, de ne s’allier, que ce soit sur le plan domestique ou international, qu’avec leurs ennemis. ■
[1]Xavier Ternisien, Les Frères musulmans, Paris, Arthème Fayard, 2010, p. 299.
[2]Cité par ibid., p. 193.
[3]Cité par ibid., p. 8.
[4] Benjamin Stora (dialogue avec Edwy Plenel), Le 89 arabe. Réflexions sur les révélations en cours, Paris, Stock, 2011, p. 23-4.
[5]Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté. 1956-2012, t. II, Éd. La Découverte, Paris, 2012, p. 1168.
[6]Cité par Le Monde, 21 avril 2011.
[7]Benjamin Stora, op. cit., p. 94.
[8]Georges Corm, op. cit.
[9]Baudoin Long, L’Égypte de Moubarak à Sissi. Luttes de pouvoir et recompositions politiques, Éditions Karthala, Paris, 2019, p. 131.
[10]Jean-Pierre Filiu, Le Nouveau Moyen-Orient. Les peuples à l’heure de la Révolution syrienne, Paris, Fayard, 2013, p. 12.
[11]Ibid., p. 165.
[12]Ibid., p. 149.
[13]Jean-François Colosimo, Le sabre et le turban. Jusqu’où va la Turquie, Paris, Cerf, 2020, p. 84.
[14]Ahmet Insel, La nouvelle Turquie d’Erdogan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire, Paris, La Découverte, 2015, p. 172.
[15]Alexandre Adler, L’Odyssée américaine, Paris, Grasset & Fasquelle, 2004, p. 137.
[16]Youssef Hindi, Occident et Islam. Sources et genèse messianiques du sionisme de lʼEurope médiévale au choc des civilisations, t. I, Alfortville, Sigest, 2015, p. 120.
[17]Aymeric Chauprade, Géopolitique. Constantes et changements dans l’histoire, Paris, Ellipses, 2007, p. 359.
[18]Xavier Ternisien, op. cit., p. 217.
[19]Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté. De Suez à l’invasion du Liban (1956-1982), Paris, La Découverte/Maspero, 1983, p. 82.
[20]Xavier Ternisien, op. cit., p. 197.
[21]Ibid., p. 188.
[22]Ian Hamel, « Quand la CIA finançait les Frères musulmans », Le Point, 6 décembre 2011.
[23]Luc de Barochez, « Les hommes de main d’Erdogan en Europe », Le Point, 8 septembre 2022.
[24]Aymeric Chauprade, op. cit., p. 320.
[25]Xavier Ternisien, op. cit., p. 216.
[26]Ibid., p. 217.
[27]Cité par Joseph Daher, Un fondamentalisme religieux à l’épreuve du néolibéralisme, Paris, Syllepse, 2019, p. 10-11.
[28]Jean-François Colosimo, op. cit., p. 85.
[29]Luc de Barochez, op. cit.
[30]Alexandre Adler, op. cit., p. 232.
[31]Baudoin Long, op. cit., p. 145.
[32]Ahmet Insel, op. cit., p. 170.
[33]Youssef Hindi, op. cit.
[34]Corm, op. cit., p. 30.
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source
Wouah, une analyse poussée, juste et pertinente.
Merci
À nous d’en tirer les conclusions
En effet, c’est un complot de la confrérie des Frères musulmans (FM) désormais contre l’Europe. Mais dans l’article de Rémi Hugues, on perd de vue que là où les FM ont prospéré jusqu’à l’été 2013 (en Égypte ; et même maintenant en Syrie), ils sont désormais laminés et interdits (organisation classée terroriste), les principaux dirigeants, cadres et activistes sont sévèrement condamnés à la prison (à perpétuité et parfois à la peine capitale) pour tentative de guerre civile (à l’exemple de la Syrie), attaques massives contre de nombreux édifices chrétiens (une centaine détruite ou incendiée dans toute la vallée du Nil) et contre les forces de l’ordre : nombreux assassinats d’officiers et de policiers du ministère de l’intérieur et de militaires gradés ou non de l’armée ainsi que de civils, etc.
Tant que l’Europe et la France (particulièrement ciblée par les Frères musulmans) n’ont pas le courage d’interdire et de poursuivre en justice cette organisation politico-religieuse théocratique et terroriste, la stratégie d’infiltration et l’entrisme à tous les niveaux de l’État va continuer (dans les administrations et collectivités, police, armée, universités, ministère de l’éducation, préfectures – concernant l’immigration massive – associations islamiques pseudo sociales/humanitaires/culturelles mais en réalité cultuelle d’endoctrinement, mosquées, syndicats, partis politiques, etc., sans compter dans l’UE et la Commission européenne).
La France de la classe politique (droite comme gauche) est complaisante vis-à-vis des Frères musulmans depuis des décennies pour diverses raisons perdant de vue le danger qui guette le pays à moyen terme. Il est grand temps de prendre exemple sur l’Égypte, pays où est né cette confrérie en 1928, car ce n’est pas seulement Sissi qui a mis un coup d’arrêt à cette organisation dangereuse mais c’est bien à la demande de nombreux acteurs et décideurs de la classe politique (de droite comme de gauche) ainsi que du peuple égyptien qui s’était soulevé par millions contre les Frères musulmans en 2013.
PS : Petites précisions qui ne sont pas dans cet article de Rémi Hugues.
Aux présidentielles, Mohamed Morsi a été élu par défaut. Déjà, la moitié du peuple égyptien désabusé et ne voulant pas des Frères musulmans s’était abstenu de voter. Il est donc faux de dire que l’impopularité des FM a grimpé parmi les Égyptiens durant 2012-2013 et culminé avec la révolte du 30 juin 2013 ; les FM étaient déjà impopulaires bien des années avant leur arrivée au pouvoir (en juin 2012) chez les deux-tiers du peuple. En effet, aux présidentielles, les Frères musulmans se sont adonnés à des fraudes massives (les juges, voyant venir les irrégularités avec les listings truqués, ont boycotté le contrôle des bureaux de vote) : bourrage massif des urne, menaces contre les millions de votants chrétiens (et contre leurs familles et leurs enfants) dans les villages les empêchant de voter. Les activistes fréristes par milliers ont voté plusieurs fois (en deux jours de vote) dans différents bureaux de vote (listings truqués), files de votants bloquées par des voyous et activistes FM partout dans le pays, etc. Malgré cela Morsi l’a emporté au second tour avec 51,73 % seulement (fraudes comprises). On ne peut pas dire que les FM « ont gagné toutes les élections » avec ces fraudes massives ! C’était plutôt un coup d’État islamiste.
On peut dire que Morsi a été élu au forceps par la fraude et la menace généralisée et mafieuse (avec à peine moins du quart des électeurs), surtout que son adversaire (un ex ministre de Moubarak et ancien général) aurait dû être élu (il s’est retiré à la demande intentionnelle de Sissi afin de piéger ensuite les FM). Les résultats des votes avaient été trafiqués (après plusieurs jours d’attente et de menaces des FM de mettre le pays à feu et à sang si Morsi ne passait pas). Mais en France et en Europe islamophiles on n’a pas cessé de répéter le mantra menteur d’un Morsi élu « démocratiquement » et que Sissi avait piétiné la démocratie.
On oublie de dire que c’est le peuple lui-même – avec une trentaine de millions à manifester dans toute la vallée du Nil, du Delta à Assouan – qui avait réclamé Sissi comme candidat aux présidentielles, à l’époque ministre de la défense (août 2012), puis élu démocratiquement président, cette fois-ci, en mai 2014 avec 96,1 % des suffrages d’une population en joie et en liesse – et non « pris le pouvoir » par un « coup d’État » comme on le prétend dans les médias de France et dans l’encyclopédie Wikipédia, inversant les rôles.
Sissi promu vice-Premier ministre en juillet 2013 (à la demande de l’Assemblée nationale), après avoir démis le président islamiste Mohamed Morsi de ses fonctions (et à la demande expresse du peuple souverain ; ce qui n’est plus le cas en France !), avait fait place nette juste une année après l’arrivée de FM au pouvoir. On oublie à ce sujet que Sissi fut le chef remarqué des renseignements militaires (et membre du Conseil suprême des forces armée, le CSFA dès juin 2011), au fait de ce qui se passait dans le pays depuis des années, et qu’il a en effet laissé intentionnellement venir les FM pour les piéger ensuite (contrairement aux analyses occidentales incomplètes par méconnaissance ou partiales à coup de citations orientées et de notes infrapaginales spéculatives dans leurs articles ; par exemple notes 7 à 9 du présent article de Rémi Hugues ; le quotidien Le Monde, Benjamin Stora et Georges Corm ne sont pas crédibles sur ces questions !).
Sissi a sauvé ainsi l’Égypte d’une guerre civile (comme celle de Syrie) et d’un pouvoir islamiste théocratique comme celui d’Iran, et par la même occasion, il a damé le pion à un Barack Hussein Obama qui a tout fait pour installer durablement les FM en Égypte, d’où les manifestations monstres de la population devant l’ambassade des États-Unis – à coup de tomates et d’œufs pourris – exigeant le départ de l’ambassadrice américaine le 3 juillet 2013. FS
Bravo à l’auteur de l’article et au commentateur.
J’ajouterai quant à moi qu’on comprend mieux le soutien de l’occident aux FM (frères musulmans) quand on sait leur parenté avec les FM (francs-maçons), dans leur origine comme dans leur structure et leurs procédés.