PAR RÉMI HUGUES.
Article en 7 parties, publiées du mardi 7 au lundi 13 février 2023. Étude à la lisière des domaines politique et religieux, qui, naturellement, peut donner lieu à débat.
Ce vocable de katehon, ou katechon, du grec τὸ κατέχον, « ce qui retient », ou ὁ κατέχων, « celui qui retient », renvoie à la Bible, plus précisément au verset 6 du chapitre II de la seconde épître aux Thessaloniciens : Et maintenant vous savez ce qui le retient, afin qu’il ne paraisse qu’en son temps.
« Retenir » revêt un caractère polysémique : contenir et empêcher. Les Pères de l’Église ont mis en œuvre une exégèse de ce passage du Nouveau Testament traitant de l’Antéchrist[1], qui assimile ce katechon à l’Empire romain et chrétien, ce qui donna naissance chez les Byzantins au mythe du dernier Empereur, à partir du règne de Constantin. Selon cette doctrine l’Empereur chrétien règne pour garantir « aux fidèles la paix et la sécurité avant la manifestation de l’Antéchrist et le retour du Seigneur. »[2]
À cet égard il convient de battre en brèche l’idée selon laquelle le christianisme serait ontologiquement fondé sur la séparation entre le politique et le religieux, à la différence de l’islam.
Jacques Lagroye, ancien professeur de science politique à Paris I Panthéon-Sorbonne, nota : « La pensée chrétienne aurait ainsi sa source dans des textes originels qui inciteraient à dissocier deux appartenances, deux sphères – du temporel et du spirituel –, alors que l’Islam se serait développé à partir d’une conception contraire : toute société serait régie par les lois immuables données aux hommes par Dieu dans la parole inspirée du Prophète établissant la confusion du sacré et du profane. L’argument des origines est bien peu convaincant : le christianisme paraît bien ignorer la dissociation du politique et du religieux dans nombre de ses formes historiques, qu’il s’agisse de la tradition orientale, de l’entreprise monastique des cisterciens tentant de réaliser au XIe siècle une société tout entière tournée vers l’édification d’un ordre divin sur terre, ou encore du puritanisme protestant. »[3]
Il est par voie de conséquence erroné de considérer, à la suite de Marcel Gauchet, le christianisme comme la religion de la sortie de la religion et l’irruption de la modernité comme sa conséquence nécessaire[4].
À l’époque moderne le juriste Carl Schmitt a relancé le débat autour du katechon, dans Le nomos de la terre, publié en 1950. Il y souligne que ce concept fonde la continuité de l’Empire chrétien. Youssef Hindi, essayiste spécialisé en affaires internationales, auteur du best-seller intitulé Occident et Islam, a publié le 18 août 2022 sur Strategika un article qui reprend ses réflexions sur le katechon.
Quand on sait que saint Paul est la source de ce concept, et que ce dernier est vivement rejeté dans l’islam, l’on ne peut que louer l’ouverture d’esprit de cet écrivain de confession musulmane, en opposition diamétrale avec les jeteurs d’anathèmes (takfir en arabe) de toutes sortes. Dans cet article ayant pour titre « Guerre eschatologique : Russie/Occident » il propose une interprétation nouvelle du katechon : ce ne serait pas seulement le Saint Empire, mais aussi le Califat, lesquelles organisations politiques ont été anéanties par la modernité.
Plus précisément autour de la Première guerre mondiale : en plus du Califat ottoman, ce fut le moment où trois Empires chrétiens furent abolis, le Reich (protestant), l’Autriche-Hongrie (catholique) et la Russie (orthodoxe). Moment également de la déclaration de Lord Arthur James Balfour, adressée à la Fédération sioniste par l’intermédiaire de Lord Lionel Walter Rothschild le 2 novembre 1917. Soit une période-charnière dans l’avancée de l’Apostasie (II Th II : 3), où disparaissait ce qui lui faisait obstacle (II Th II : 7).
Ainsi, d’après Youssef Hindi, le katechon serait une « dyade », au sens où l’entendait Pierre Boutang. Voici ce qu’il écrit dans Ontologie du secret : « Ce qui paraît, les choses mêmes, paraît aussi comme “rencontre” »[5]. Une telle rencontre est alors rencontre-entre-deux-objets. Le réel, soutient Boutang, est constitué d’une « infinité de produits engendrés, toutefois engendrés doubles »[6] ; dans sa composition l’être se caractérise par la multiplicité de « jumeaux »[7]. ■ (À suive).
[1]« Que personne ne vous séduise d’aucune manière ; car il faut que l’apostasie soit arrivée auparavant, et qu’on ait vu paraître l’homme du péché, le fils de la perdition, l’adversaire qui s’élève au-dessus de tout ce qu’on appelle Dieu ou de ce qu’on adore, jusqu’à s’asseoir dans le temple de Dieu, se proclamant lui-même Dieu. » (II Th 2 : 3-4)
[2]Jean-Robert Armogathe, L’Antéchrist à l’âge classique. Exégèse et politique, Paris, Fayard, 2005, p. 162.
[3]Jacques Lagroye, Sociologie politique, Paris, Dalloz/Presses de la F.N.S.P., p. 76.
[4]Cf. ma critique de son essai Le Désenchantement du monde dans L’Essence de la modernité, Paris, Édilivre, 2018.
[5]Paris, PUF, 2016, p. 108.
[6]Ibid., p. 109.
[7]Idem.
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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