Avec Thibault de Montbrial et Maurice Berger.
Ce dialogue descriptif (Atlantico, 8 février) nous semble ouvrir sur deux ou trois questions qui en dépassent le cadre strict : nous orientons-nous vers une forme quelconque de guerre civile ou vers le chaos ? Alain de Benoist opte pour le chaos et il a sans-doute raison : la guerre civile suppose des forces nombreuses et organisées, des réserves de courage, de grands idéaux opposés, des convictions en lutte. Ce qui est décrit ici, la violence explosive et gratuite, le goût morbide de son exhibition, relève bien plutôt, nous semble-t-il, de la déchéance et du chaos que de « l’héroïsme » sublime ou horrible qui préside aux guerres civiles. Deuxième question : est-ce là l’homme nouveau que révolutionnaires, terroristes (au sens de 1793-96), et progressistes de toutes obédiences, y compris chrétiennes, entendaient construire sur le cadavre de ses prédécesseurs ? S’il est ce que nous voyons ici décrit, est-ce accident ou nécessité, hasard ou essence ? Si l’on veut, on y réfléchira, le temps qu’il faut. Peut-être avec profit.
Tout cela augmente chaque jour le risque d’éclatement total de la société qu’un évènement ferait basculer dans un tourbillon de violence auquel l’Etat aurait les plus grandes difficultés à faire face.
Atlantico : A Lyon, un homme a été torturé en direct sur TikTok et son corps sans vie retrouvé dimanche. Avec ses deux bourreaux présumés endormis à ses côtés. Si les circonstances entourant ce terrible fait divers sont encore floues, que nous révèlent ces comportements et cette violence apparemment gratuite ?
Thibault de Montbrial : C’est un nouvel exemple de l’explosion actuelle de violence en France. Les derniers chiffres du ministère de l’Intérieur en attestent, ainsi que tous les acteurs de terrain. On voit une augmentation significative des violences volontaires, de leur intensité et un abaissement du seuil de différend qui amène à la violence. Des peccadilles peuvent désormais conduire à des horreurs. Et il y a de plus en plus de passage à l’acte pour lesquels l’hypothèse de donner la mort indiffère l’auteur , il n’y a plus de graduation. Le nombre d’individus qui considèrent la violence comme permettant de résoudre leurs problèmes croit sans cesse, et pour des motifs de plus en plus bénins.
La publication sur TikTok relève de plusieurs maux actuels de notre société : une incapacité à penser l’humanité de l’autre, ce qui induit une absence totale d’empathie ou de compassion, mais aussi une distanciation de la nature violente de l’acte, en la scénarisant par sa circulation sur les réseaux sociaux. Ainsi la banalisation des motifs d’agression et l’indifférence au sort de l’autre se conjuguent dans une production macabre.
Maurice Berger : Il me manque beaucoup d’informations pour comprendre les motivations des agresseurs. Mais à partir des éléments dont je dispose aujourd’hui, il me semble possible de dire que la diffusion d’une scène de torture sur Tik Tok, une application mobile de partage de vidéo et de réseautage social, constitue un changement de niveau, on pourrait presque dire une mutation dans l’expression des comportements de violence gratuite. On avait d’abord à faire à des attaques faites sur une personne, sans diffusion hors de la scène de l’agression, et réalisées avec une absence totale d’empathie et de culpabilité.
Puis sont apparues des violences filmées pour diffusion sur le réseau « privé » de ou des agresseurs, accompagnées d’un sentiment de fierté, de plaisir à humilier la victime, et avec l’intention de procurer du plaisir au spectateur de cette vidéo. Une procureure m’a indiqué que la quasi-totalité des viols collectifs, les tournantes, sont actuellement filmés et diffusés. « Ca flatte l’œil », indique un de ces « voyeurs ». Avec la diffusion d’une scène de torture, une digue saute : la violence devient un spectacle public, qu’on peut suivre en se demandant quelle en sera la fin, ce qui crée une sorte de suspens. Torturer n’est plus alors un acte qui peut survenir dans des circonstances exceptionnelles comme une guerre, une dictature, il rentre dans les moeurs.
Observons-nous une augmentation de ces phénomènes et de ces comportements ? A quoi est-ce dû ? Est-ce caractéristique de notre époque ?
Thibault de Montbrial : C’est le résultat du cumul de l’affaissement de l’autorité dans notre pays depuis 50 ans, et d’une immigration non maîtrisée qui a provoqué des problèmes de délinquance en cascade, nés de différences d’adaptation culturelle et de l’importation de rivalités ethno territoriales. C’est aussi plus largement un symptôme du délitement de notre pays, que l’on mesure de façon tangible par différents facteurs comme la détresse de nos services publics, et notamment ceux chargés de l’éducation. C’est enfin la suite logique de la grande fragilisation de tout ce qui faisait de la France une Nation homogène et unie. Les institutions et rites structurants, mais aussi nos racines historiques, ciments d’ une véritable cohésion, sont reniés par une partie des intellectuels, relativisés à l’école, combattus par une culture exogène dont nous avons toléré l’entrisme avant de le subir. Un relativisme inacceptable s’est répandu, mélange d’indifférence, de résignation et de lâcheté.
Notre société est-elle en train de sombrer lentement dans le chaos pour que ce genre de comportement, exhibitionniste et nihiliste, soit de plus en plus visible ?
Thibault de Montbrial : On perçoit aujourd’hui que tous les comportements qui explosent sont le résultat de cinquante années de grande lâcheté politique sur les facteurs déjà cités de structuration de notre Nation. Cela a déjà conduit à une baisse significative du niveau général dans le pays. Moins de connaissance, de cultures historique, de maitrise de la langue, de la capacité à raisonner. Cet affaiblissement a logiquement atteint la majorité de notre classe politique. Tout cela augmente chaque jour le risque d’éclatement total de la société qu’un évènement ferait basculer dans un tourbillon de violence auquel l’Etat aurait les plus grandes difficultés à faire face. La seule alternative consisterait à mettre en place une politique d’autorité assumée et à repenser l’éducation et la culture. Mais il faudrait avoir la lucidité et le courage d’un changement total de logiciel.
Maurice Berger : Faire de la torture un spectacle public montre que nous sommes entrés dans un monde où l’agresseur peut imaginer qu’il ne craint rien de la part de la société. Mais il y a plus encore. Les auteurs qui torturent en direct sur un réseau social savent que cette scène sera regardée au lieu d’entrainer un dégout immédiat. La violence agie ou vue procure un plaisir à bon nombre de personnes, c’est pourquoi 90 % des films pornographiques comprennent des scènes de violence, et on sait maintenant que l’excitation ressentie peut entrainer une addiction à de tels scénarios. Mais là encore, on vient de franchir un degré supplémentaire: dans les films pornographiques, la violence est supposée créer de l’excitation sexuelle, alors que dans le spectacle montré sur Tik Tok, il n’y a même pas le prétexte de la sexualité, la violence est à l’état pur.
Ceci nous montre que le plaisir procuré par la violence existe chez beaucoup d’humains, même si heureusement tous n’ont pas le même degré d’appétence à ce plaisir. Il est donc indispensable que nos pulsions soient contenues, précocement par l’éducation, puis par l’application de la loi. Or dans ces deux registres, ceci est de moins en moins réalisé, les interdits structurants étant eux-mêmes confondus avec de la violence, pour des motifs idéologiques, par lâcheté, ou autre. ■