Par Fifi ABOU DIB,
Le 09 février 2023.
Longtemps phare et miroir de la presse proche-orientale à l’époque du Liban insouciant et riche, cultivé, envié, parfois arrogant ou seulement orgueilleux, et pourtant déjà fragile, L’Orient-Le Jour nous donne encore, comme dans le cas du présent article, matière à réflexion aussi bien qu’une information généraliste où l’on puisera ce que bon nous semblera. En tout cas, s’en dégage, à l’heure du drame qui secoue la région, déjà frappée de tant de malheurs, une connotation bien différente de l’atmosphère régnante dans notre Occident (encore) puissant, insouciant, ouvert à toutes les formes du déclin, de la vanité servile et de la décadence, au moment où, justement, sur lui aussi, à son tour, s’accumulent des périls dont il n’a qu’une très faible conscience.
Plus de 11 000 morts et on n’a pas fini de compter. La Terre a tremblé en son point le plus meurtri, à la croisée du Sud turc, exposé à une grave crise de réfugiés, et du Nord syrien, déjà ébranlé par 12 ans de guerre. Elle s’y est prise en pleine tempête de neige, n’a demandé la permission de personne. Elle ne l’a pas fait exprès. Telle est sa cruelle innocence. Aussitôt, les bigots ont brandi leurs versets et leurs sourates : « Si la Terre est secouée de son tremblement et qu’alors elle expulse ce qui lui pèse, et que l’homme se demande : qu’a-t-elle ? Ce jour-là, elle se raconte et dit ce que ton Dieu lui a inspiré. Ce jour-là, les hommes verront leurs actes et ainsi, celui qui fait le poids d’un atome de bien le verra et celui qui fait le poids d’un atome de mal le verra », est-il écrit dans le saint Coran. Mais celui qui dégaine ces citations, « ce qu’il peut être agaçant », comme dit, dans L’Étoile mystérieuse, Tintin poursuivi par le prédicateur Philippulus qui le harcèle avec ses sombres prophéties en jouant du gong : « C’est le châtiment ! Faites pénitence !… La fin des temps est venue ! » À mille lieues de ces autoflagellations, on préférera la dérision d’Huguette Caland qui, évoquant l’un de ces séismes familiers à sa Californie d’adoption, s’exclamait : « La Terre tremblait, et c’était comme un orgasme de la Terre. » Orgasme meurtrier, sans doute, mais le point de vue de l’artiste a au moins le mérite de neutraliser le délire eschatologique que déchaîne systématiquement, surtout dans nos régions, toute catastrophe naturelle. Qui dira aux malheureux dont les familles gisent sous sept étages effondrés qu’ils n’y sont pour rien ? À l’homme au regard vide qui refuse de lâcher la main de son enfant morte enfouie sous les décombres ? À cet autre qui tente de donner du courage à un gamin suspendu dans le vide en lui faisant réciter des prières ? Non, il n’y a aucun lien entre les peccadilles humaines et l’extraordinaire puissance de la Terre. Il n’y a que des malheurs qui entraînent des malheurs. Des bâtiments déjà fragilisés par les bombardements aux barils de nitrate – suivez notre regard – et des bâtiments construits sur des lignes de faille, sans respect des normes antisismiques, par pauvreté, par ignorance ou les deux à la fois, destinés à s’effondrer à la moindre secousse. Que serait-ce sous l’effet d’un séisme de 7,8 ?
Après les prophètes, les profiteurs : de même que, le 4 août 2020, le président du moment et le chef du divin parti se réjouissaient à l’idée que la double explosion au port de Beyrouth « sortirait le Liban de son isolement », autrement dit ferait affluer, pour les besoins de la reconstruction, les dollars introuvables, voilà Assad qui se frotte les mains à la perspective des aides que la communauté internationale ne manquera pas d’envoyer. À ce propos, il est intéressant d’écouter l’analyse de l’ancien pensionnaire des prisons syriennes Omar el-Shoghre, détenu à l’âge de 15 ans et torturé trois ans durant pour avoir participé à une manifestation antirégime : « Les sanctions imposées au régime syrien n’affectent pas l’entrée des aides humanitaire au peuple syrien à l’intérieur ou à l’extérieur des zones de contrôle du régime », affirme-t-il. En revanche, il martèle que le régime syrien va profiter de ce nouveau malheur pour « tenter de lever les sanctions qui lui sont imposées afin de pouvoir continuer à financer la machine à tuer qui a coûté la vie à un million de Syriens, déplacé la moitié de la population et continue de torturer plus de 100 000 détenus ». Difficile, par ailleurs, de concevoir qu’un régime qui s’est tant acharné à massacrer ses opposants facilite l’arrivée des aides dans des régions qui lui sont hostiles. Pourquoi, par ailleurs, ne sommes-nous pas surpris d’apprendre qu’une délégation ministérielle libanaise s’est rendue en Syrie pour exprimer sa solidarité au président, présenter ses condoléances et proposer… un soutien humanitaire ?
Mais laissons cette lie par laquelle rien de bon n’arrive. Il reste, dans cette catastrophe, à saluer le meilleur de l’humanité que les épreuves révèlent. Les petites équipes de la Croix-Rouge, de l’armée et des forces de sécurité libanaises nous ont émus. Venant d’un pays devenu l’un des plus démunis au monde, ils ont réussi, avec des moyens modestes, à réaliser quelques exploits en extrayant des ruines plusieurs victimes autrement condamnées. Héros ordinaires peut-être, mais les voir braver le froid polaire et le chaos occasionné par l’ampleur du séisme, trouver des solutions sur un terrain qui ne leur est pas familier, réagir dans l’urgence et contribuer aux côtés d’autres secouristes internationaux à sauver des vies a permis à ce Liban qui ne vote même plus à l’ONU de retrouver parmi les nations sa place de membre utile et bienveillant. ■