Par Jean-Michel Delacomptée
Cet article est paru dans Le Figaro du 17 février. La formule que nous avons mise en exergue nous paraît importante pour qui jette sur les œuvres d’art un regard qui est aussi politique et social. Ou tenant à l’histoire du goût. Thierry Maulnier avait parlé jadis du « bonheur » de Racine dans l’admirable livre qu’il lui a consacré. Il ne s’agit pas, bien sûr, du bonheur intime ou personnel de Racine mais de sa parfaite harmonie avec les codes et les règles de son temps, notamment esthétiques, et plus précisément encore celles qui régissent la tragédie classique. Molière a connu sans-doute avec ses comédies un semblable bonheur qui eût pu être lus agité sans la protection voire la complicité de Louis XIV. Où pourrait-on trouver aujourd’hui pareille conjonction ?
TRIBUNE – Il y a trois cent cinquante ans mourait Jean-Baptiste Poquelin, mieux connu sous le nom de Molière. Romancier, essayiste et universitaire Jean-Michel Delacomptée rend hommage au dramaturge, dont l’œuvre reste d’une profonde actualité.
« Ce singulier printemps qui a fourni à son génie les conditions irremplaçables de son éclosion ».
Molière disparaissait il y a trois cent cinquante ans. Et s’il contemple outre-tombe le sort que la postérité lui a réservé, nul doute qu’il le soit, heureux, car on continue de jouer ses pièces comme si elles étaient absolument nouvelles. Pas toutes, mais la plupart, excluant les farces de ses débuts et, sauf exceptions, les comédies-ballets – Monsieur de Pourceaugnac par exemple, ou Les Amants magnifiques.
Un succès aussi constant pose évidemment question. Non que ses pièces, bien sûr, manqueraient des qualités nécessaires pour expliquer leur succès, mais parce que ces qualités mêmes recèlent un secret qu’on pourrait appeler « l’esprit français », notion néanmoins trop vague pour être convaincante. Il y a chez Molière, au-delà des éléments objectivement comiques, une force indéfinissable qui transcende les modes et les siècles.
Ni théoricien, ni moraliste, Molière présente aux publics de toutes les époques un miroir déformant où ils se reflètent selon l’esprit de leur temps.
Ses créations majeures s’étendent de 1660 à 1672, donc coïncident avec la décennie entamée peu avant 1661, moment où Louis XIV, âgé de 22 ans, décide d’assumer seul le pouvoir. Le temps de création d’une œuvre aussi éminente est extrêmement bref, douze ans.
La décennie qui produit Molière est d’une nature exceptionnelle. Dans ce laps de temps, l’irrésistible ascension de Racine croise le déclin de Corneille. Le temps de création des pièces de Racine n’est guère plus long que celui de Molière. Analogie éloquente, en 1667, Andromaque porte une épître dédicatoire adressée à Henriette d’Angleterre, Madame, épouse du frère cadet de Louis XIV, tout comme Molière lui avait adressé en 1662 l’épître dédicatoire de L’École des femmes. Madame a rayonné sur la vie culturelle de la cour jusqu’à son soudain décès en juin 1670, à 26 ans, donnant l’occasion à Bossuet de prononcer sa plus fameuse oraison funèbre, chef-d’œuvre lyrique («Madame se meurt, Madame est morte»).
La relation adultérine entre Louis XIV et Louise de La Vallière ceint le tableau d’une couronne de lauriers à la gloire de l’amour, de la gaieté, du divertissement, en dépit de l’œil sévère posé sur cette allégresse par les dévots que protège la reine mère, Anne d’Autriche. Il s’agit d’une société fortement encadrée par l’Église de la Contre-Réforme, mais à Paris, et, flamboyant en son centre, au Louvre où la cour batifole, une liberté teintée d’insouciance s’épanouit. La Princesse d’Élide de Molière rend merveilleusement compte du phénomène, comédie mêlée de musique et d’entrées de ballet représentée à Versailles en mai 1664 au sein de la fête des Plaisirs de l’Île enchantée, puis, six mois plus tard, donnée au public sur le Théâtre du Palais-Royal logiquement par la troupe de Molière, dite « troupe de Monsieur ».
Ce n’est pas un hasard non plus si la préciosité constitue pour lui une cible de choix. Le thème recouvre la question, autrement plus vaste, de la place et du rôle des femmes en ces temps novateurs, ce dont témoignent L’École des maris, L’École des femmes et, parachevant le cycle, Les Femmes savantes. Justement, pour comparer une période chatoyante, fraîche et virtuose à une époque fatiguée, déprimée, amère comme la nôtre, mettons en regard la fougue riche de confiance et d’ironie rieuse qui anime Les Femmes savantes, et la hargne revancharde des néoféministes. Prophétique, Molière annonce leur volonté d’amputer à leur profit la langue française. Il va jusqu’à prévoir leur rêve despotique: « Nous serons par nos lois les juges des ouvrages / Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis » (acte II, scène 2). Anticipation visionnaire, où l’efflorescence verbale qui illumine son époque se renverse en censure de la langue qui menace la nôtre.
On ne lit pas en 2023 le même texte que celui que lisaient ses contemporains. Ses comédies ont échappé au joug de la conjoncture pour se dilater aux dimensions de l’avenir le plus ouvert. À preuve, non seulement le nombre de rééditions et de représentations dont elles ont bénéficié, mais d’interprétations et d’adaptations qu’elles ont engendrées. Ainsi, l’an dernier, à l’occasion du 400 anniversaire de la naissance de Molière, Ivo van Hove a mis en scène, à la Comédie Française, Le Tartuffe ou l’Hypocrite dans une version pour le moins originale, objet de furieux débats. C’est le propre des œuvres irréductibles à une lecture univoque.
C’est que Molière n’énonce aucune thèse. Ni théoricien, ni moraliste, il présente aux publics de toutes les époques un miroir déformant où ils se reflètent selon l’esprit de leur temps. Cette capacité générative permet d’aller au-delà des caricatures, des satires, des situations comiques qui trament ses pièces. Toujours ambigu, voire contradictoire, il peint des personnages qu’il est impossible de ramener à un seul trait de caractère. Telle est sa complexité infinie. Il est élastique. Et la plasticité de ses comédies, tirant leur force motrice du singulier printemps qui a fourni à son génie les conditions irremplaçables de son éclosion, offre aux comédiens, même à l’époque automnale où nous sommes, le privilège insigne de les mettre en scène et de les jouer à nouveaux frais pour nous y retrouver, nous égayer et nous éblouir. ■
Dernier ouvrage paru de Jean-Michel Delacomptée: «Les Hommes et les Femmes. Notes sur l’esprit du temps» (Fayard, 2021).