Par Éric Letty.
Entre promesses d’équilibre intenables, calculs politiques aussi faux que les extrapolations financières et démographiques et retraites de la fonction publique préservées sans être financées, la vraie réforme des retraites reste à faire.
Une nouvelle fois, la France est immobilisée par le conflit entre le pouvoir et les syndicats autour d’une énième réforme des retraites, dont les vraies raisons ne sont pas celles qui sont présentées au public. Pour pouvoir continuer à s’endetter, le gouvernement a besoin de rassurer ses créanciers en prouvant qu’il est capable d’imposer une réforme aux Français. La politique du « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron a accru la dette publique de 800 milliards d’euros depuis le début du quinquennat. Quant aux syndicats, ils recrutent principalement leurs adhérents dans le secteur public et veulent leur montrer qu’ils défendent leurs intérêts, à commencer par les fameux régimes spéciaux. Le bras de fer engagé avec le gouvernement doit leur permettre de négocier des compensations avantageuses pour les agents publics.
Au-delà de cette querelle d’hypocrites, que faut-il penser de la nouvelle réforme concoctée par Elisabeth Borne ? Le Premier ministre la présente comme « juste » et propre à restaurer l’équilibre financier du système de retraite. C’est doublement faux.
Cette réforme ne suffira pas à assurer l’équilibre financier
Les retraites constituent le premier poste de dépenses de l’État, avec 340 milliards d’euros en 2020, et cette dépense ne cesse d’augmenter (de 80 milliards en dix ans), en raison notamment d’une évolution démographique défavorable, marquée par la dénatalité et le vieillissement de la population : le nombre des retraités augmente de 150 000 à 200 000 chaque année, alors que celui des actifs reste stable. Le ratio entre actifs et retraités était de 4 pour 1 en 1960 ; il est de 1,7 pour 1 aujourd’hui, au mieux.
Malgré ce contexte, Elisabeth Borne assure que sa réforme suffira à assurer l’équilibre financier des retraites à l’horizon 2030. C’est plus que douteux. Après l’échec de la (mauvaise) tentative de réforme structurelle conduite par Jean-Paul Delevoye au début du quinquennat Macron et sabordée par l’ancien premier ministre Edouard Philippe, le pouvoir en revient à une mesure paramétrique. Qu’en attendre ? Le recul à 64 ans de l’âge légal de départ à la retraite n’ajoute pas grand-chose à l’augmentation de la durée de cotisation à 43 ans, prévue par la réforme Touraine de 2014, aux termes de laquelle les personnes entrant sur le marché de l’emploi à partir de 21 ans étaient déjà incitées à reporter leur départ à la retraite jusqu’à 64 ans, pour bénéficier du taux plein.
En outre, la réforme ne touche pas aux régimes spéciaux de la fonction publique, structurellement déficitaires, qui « plombent » les comptes des retraites et creusent la dette publique. Au printemps dernier, dans un article publié dans la revue Commentaire sous le pseudonyme de Sophie Bouverin, un collectif de hauts-fonctionnaires avait estimé ce déficit à 30 milliards d’euros (sans prendre en compte les régimes spéciaux des entreprises publiques). Il n’existe même pas de caisse de retraite de la fonction publique d’État ! En toute logique, c’est par ces régimes spéciaux du public que devrait commencer toute réforme des retraites ; or, le gouvernement n’y touche pas.
Enfin, les propos tenus par certains membres du gouvernement sont inquiétants. Au printemps dernier, Olivia Grégoire, alors porte-parole du gouvernement, avait déclaré que la réforme devait servir à « financer les réformes à venir du prochain quinquennat », comme celles de la dépendance et, « plus largement », celle de la santé. Les retraites deviendront-elle une simple variable d’ajustement pour les finances publiques ?
Cette réforme n’est pas juste non plus
Elle ne remédie pas aux nombreux défauts d’équité du système – ou plutôt, des systèmes de retraite qui coexistent en France. Ainsi, les avantages des régimes spéciaux du secteur public, en termes de calcul de la pension, d’âge de départ, ou encore de réversion et de majorations familiales, sont préservés, ainsi que leur principale caractéristique : la garantie par l’État du montant de la pension, au minimum à 75 % du dernier traitement indiciaire pour une carrière complète. Ces régimes (dits à prestations définies), ne sont pas financés par les cotisations des affiliés, qui sont fictives, mais par l’impôt prélevé sur les contribuables. Comme l’a montré Pierre-Edouard du Cray dans une étude publiée par l’association Sauvegarde Retraites, il ne s’agit pas à proprement parler de régimes de retraite, mais de traitements à vie. Le gouvernement a beau jeu de porter au pinacle le système par répartition, alors que les régimes de l’État eux-mêmes n’en relèvent pas. Au contraire, dans les régimes du secteur privé, le niveau de la pension n’est pas garanti, mais fonction des ressources propres du régime, c’est-à-dire essentiellement des cotisations qui l’alimentent. Ces régimes du secteur privé, en particulier les complémentaires, ont consenti de gros efforts pour tenir leurs budgets à l’équilibre en imposant des sacrifices à leurs affiliés. Leurs rendements baissent depuis les années 1990, notamment pour les cadres.
Une autre discrimination existe entre les hommes et les femmes. Trois hommes sur quatre bénéficient d’une retraite complète, mais seulement deux femmes sur cinq. Ces dernières perçoivent des pensions plus faibles, non seulement en raison de rémunérations moins élevées lorsqu’elles sont en activité, mais aussi du caractère coercitif de la décote, frappant celles qui ont interrompu leur activité pour s’occuper de proches âgés ou handicapés, ou simplement pour élever leurs enfants – ce qui constitue une forme de contribution à l’avenir des retraites, puisque ces enfants sont les futurs cotisants. Or, la réforme ne prévoit rien pour les mères de famille. Toutefois, le déséquilibre le plus grave tient au manque de solidarité entre les générations. Contrairement à ce que prétend Elisabeth Borne, qui affirme qu’« en travaillant un peu plus longtemps, le niveau des retraites sera plus élevé », toutes les études, y compris celles du Conseil d’Orientation des Retraites, attaché aux services du Premier ministre, annoncent une paupérisation des retraités par rapport aux actifs. Ce sont les générations montantes – actuellement en activité – qui en feront principalement les frais. Sur leurs épaules pèseront les engagements retraites de l’État (la dette-retraite qui s’élève à 10 000 milliards d’euros) ; la dette publique (3 000 milliards d’euros cette année) ; et la grande dépendance des aînés (dont le coût s’alourdira à mesure que vieillira la génération du baby-boom). C’est ce qui rend indispensable une véritable réforme de fond. ■
La différence d’espérance de vie entre hommes et femmes, donc le nombre moyen d’années où elles perçoivent une retraite, ne semble jamais prise en compte