Par Didier Desrimais*.
Cet article de Didier Desrimais, comme toujours vigoureux, très documenté et fort bien argumenté, est paru dans Causeur hier 25 février. Il nous a intéressés. Il intéressera les lecteurs de JSF en quête d’information et de débat.
« L’instruction ne guérit pas de la bêtise, elle lui donne des armes. »
Nicolás Gómez Dávila.
Une illustration de la bêtise universitaire
Dans le numéro hors-série de Valeurs actuelles sur le wokisme [1], Pierre-André Taguieff rappelle que, dans Le Réel et son double, Clément Rosset distingue la « bêtise du premier degré […] irréfléchie, immédiate et spontanée » de ce qu’il appelle l’absolue et incurable bêtise « du second degré […] intériorisée et réflexive », celle d’individus supposément intelligents et cultivés, croisés par exemple dans les milieux universitaires.
Le wokisme, cette idéologie inventée par des « croisés »
François Cusset, professeur de civilisation américaine à Nanterre, est l’auteur d’un des derniers Tracts Gallimard [2] : pour qui cherche des preuves irréfutables de l’avancée de cette bêtise « du second degré », cet opuscule est indispensable. L’auteur y collige toutes les « réflexions » en vogue, des plus bêtes aux plus imbéciles, sur le wokisme et surtout sur ceux critiquant cette idéologie qui, selon lui, n’existe pas. Retournements abstraits, rapprochements douteux, citations scabreuses et explications plus que hasardeuses se bousculent dans une langue conforme à l’idéologie woke pour tenter de démontrer que seule « la haine de l’émancipation » motiverait les détracteurs de ce wokisme qui n’est, selon l’auteur, qu’un « fantasme réactionnaire ».
Signalons d’entrée l’astuce imaginée par François Cusset pour limiter l’usage des syntagmes « réactionnaires », « fascistes » ou « militants d’extrême-droite » censés représenter le gros du bataillon anti-woke. L’auteur choisit de privilégier le mot « croisés » (une douzaine d’occurrences en 50 pages !) et nous laisse ainsi aisément imaginer les grotesques obsessions sous-jacentes qui l’animent.
D’après Cusset, ces « croisés » sont incroyablement arriérés. Pour eux, « l’ouverture des possibles » n’est pas acquise, comme n’est pas acquis le fait « qu’on puisse devenir à quinze ans le sujet d’un autre genre que celui assigné à la naissance,de la même manière qu’il n’était pas acquis, au XIXe siècle, que les Noirs ne soient pas mentalement inférieurs aux Blancs. » Des comparaisons de ce type, c’est-à-dire d’une insondable sottise, l’auteur en parsème tout au long de son opuscule.
François Cusset liste les « nouveaux croisés » du mouvement anti-woke, ces « mâles blancs énervés » qui déversent leur « haine » dans les gazettes ou dans leurs livres : Brice Couturier, Pascal Bruckner, Michel Onfray, Pierre Jourde et Mathieu Bock-Côté font partie des vilains. Du côté des gentils émancipateurs, on trouve le mouvement Black Lives Matter, Rokhaya Diallo, le Collectif contre l’islamophobie (dissous en 2020, sommes-nous obligés de rappeler à M. Cusset), l’association Lallab (proche des indigénistes), mais aussi Judith Butler et Paul B. Preciado brandissant fièrement « la figure iconique de la personne trans » inspirant« aux défenseurs de la norme dominante une peur profonde, une crise panique de l’altérité ». Défense de rire. Virginie Despentes et Houria Bouteldja sont citées avec déférence.
Listes foutraques
Cusset n’oublie pas de valoriser les associations écologistes et celles représentant toutes les « minorités opprimées », des handicapés aux « végétariennes militantes », des « électro-sensibles » aux « réfugiés climatiques » en passant par les migrants et les militants LGBT. Au milieu de ces listes foutraques, on devine que prédominent tous les « moi » œuvrant principalement à l’émancipation de « moi », l’étalage de « moi », l’exhibition de « moi » et, surtout, de la quintessence du « moi » contemporain, une partie de la jeunesse actuelle, égocentrique, narcissique, wokistement éduquée par l’école et l’université, adulée par de vieux repentis qui n’en peuvent plus de s’excuser d’exister. Cette jeunesse « immédiatement mondiale (sic) » est, selon notre universitaire à genoux devant elle, celle « qui se lève aujourd’hui, proposant un nouveau désir collectifà la place des vieilles mélancolies de gauche » et qui enrichit la notion d’émancipation en y ajoutant « des formes de magie et de spiritualités bienvenues, du côté du néopaganisme, de la sororité entre “sorcières”, de la reconnexion intégrale avec le vivant ». Notons que c’est ce genre de « délire désir collectif » qui a conduit dernièrement des étudiants en agronomie ou en architecture à se retirer, tels des moines wokistes, dans les nouveaux monastères de la religion déconstructionniste – potagers intersectionnels, squats insalubres ou ZAD inclusivement crades – afin d’y poursuivre une réflexion sur la décroissance et sur « la reconnexion intégrale avec le vivant » en lisant les ouvrages bêtifiants de Mona Chollet, Donna Haraway ou Paul B. Preciado, ces ânes prétentieux qui se prennent (et sont pris par Cusset) pour d’éminents intellectuels.
François Cusset vit-il dans le même monde que nous ? On est en droit de se poser la question lorsqu’on lit que les jeunes militants issus des « minorités » nous feraient « évoluer vers un monde moins stupide […] et vers plus de civilité ». Plus intelligents que « leurs aînés », non-violents, ces pauvres chéris seraient victimes d’un travail acharné de mobilisation pacifique pouvant conduire à un « burn-out militant ». Heureusement, s’extasie l’auteur, le pragmatisme politique « est à tous les étages » et les résultats sont là : il y a maintenant des « cours de couture pour accompagner les personnes en transition de genre », des « “vélorutions” bloquant le trafic automobile », des défilés réjouissants « avec tampons géants et la pétition “laissez-nous saigner” distribuée alentour » qui visent et obtiennent des résultats incroyables comme… la baisse de la TVA sur les protections hygiéniques.
Vertueuse jeunesse
Malgré les risques dépressiogènes de cet activisme intense, les jeunes militants de ces mouvements revendiquent, pour contrer la résistance des « nouveaux croisés », une certaine radicalité. Au diable les études ! Leur critique radicale de la notion d’intégration « héritée de l’époque coloniale » ou de la science occidentale « qu’ils associent à l’histoire d’une Europe conquérante et inégalitaire » naît d’un « savoir spontané » – voilà une jolie façon de relativiser l’inculture abyssale de ces militants qui ne sont radicaux que parce qu’ils ignorent tout du monde qu’ils détruisent. « Bêtise du second degré » et « Savoir spontané » sont les deux mamelles du déconstructionnisme qui règne en maître dans les milieux wokistes, l’université en tête, d’un bout à l’autre de la chaîne, du professeur académo-militant à l’étudiant ignare en cours de dressage woke.
François Cusset est tellement imprégné par l’idéologie woke qu’il ne s’en rend même plus compte. Ainsi s’étonne-t-il que des gens aient pu croire qu’à cause du « n word », le livre d’Agatha Christie Les dix petits nègres avait été retiré de la vente… « alors qu’il n’a été que retitré ». On peut donc, d’après notre professeur, retitrer et expurger les livres au nom d’une nouvelle et redoutable morale – du moment qu’ils sont encore en vente, même dénaturés, même caviardés, même abîmés par l’idéologie woke, tout va bien, et les « croisés » n’ont décidément aucune raison de récriminer. Du reste, la vertueuse jeunesse actuelle ne s’y trompe pas, elle qui « a du mal à prononcer le mot nègre même en titre d’un livre antiraciste ». De plus, cette jeunesse exemplaire « ramasse, souvent sans y penser, les déchets laissés dans la nature », invente des « identités non figées », sait « se défaire des assignations », se défie des « stéréotypes hétéronormés » et est consciente de la « généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, mais aussi de l’heureux effet de ces invisibles trop visibles qui, depuis des générations, ont contribué généreusement à féminiser, arabiser, asianiser, créoliser la France éternelle ». Florilège non exhaustif des âneries idéologiques déroulées par notre professeur en jeunisme et en wokisme appliqués.
Avec ce pathétique et heureusement court essai, François Cusset, professeur d’université, ratifie les propos liminaires inspirés par Rosset. Il le fait malgré lui, avec l’assurance de ceux qui, après avoir acquis quelques diplômes, se croient à l’abri de la bêtise. Ainsi, et a contrario de son ambition première, démontre-t-il que l’idéologie woke règne à peu près partout – et qu’il en est, de la façon la plus sotte qui soit, un propagateur avéré. Le philologue et grammairien Édouard Sommer écrivait que « la bêtise consiste en des idées bornées ; la sottise en des idées fausses » [3] – certains professeurs et militants wokistes réussissent le tour de force de cumuler ces deux formes d’anéantissement de l’intelligence. ■
[1] Wokisme, la nouvelle tyrannie, Valeurs actuelles, Hors-série Grands débats n°9.
[2] François Cusset, La haine de l’émancipation, debout jeunesse du monde, Tracts Gallimard.
[3] Édouard Sommer, Petit dictionnaire des synonymes français (1849).
* Amateur de livres et de musique, scrutateur des mouvements du monde.
Bêtise « du second degré […] intériorisée et réflexive ». Notion intéressante. Comme l’enseignement du même degré ? Quid alors de la « bêtise supérieure », de la bêtise « titularisée ? Pour ses disciples gode-mouches, je verrais bien un « bêta », comme pour le bac : « bêta+ 3 », 4, 5…