Par Richard de Seze.
Dans les années 20 et 30, quand régnait l’Art déco, les immeubles et les compresseurs avaient le même aspect. Il suffit de regarder le Pan-Pacific Auditorium, à Los Angeles, construit en 1935, et le Compresseur d’air modèle 356 de l’Electric Sprayit Company pour s’en convaincre. Ce ne sont que formes oblongues et ailettes, élans arrondis et masses trapues.
Tout ressemble à un micro dans lequel parlerait Georges VI, tout est à la fois massif et allégé, longiligne et ramassé, courbe et plat, et si possible rutilant. Le streamline (qu’on appelle aussi style paquebot) triomphe, les monuments ressemblent à des transatlantiques – ou inversement, les Américains viennent se former en France (Meudon et Fontainebleau) et les artistes français triomphent aux États-Unis. Au point, pour certains, d’être quasi inconnus dans leur patrie, comme Pierre Fournier des Corats, dont les Quatre saisons (1931), bronzes râblés et gracieux, ornaient le château de Randolph Hearst avant que le Forest Lawn Memorial Park, cimetière privé à Hollywood Hills, ne les rachète.
L’exposition à la Cité de l’architecture multiplie les exemples et on est saisi de vertige de devoir rapidement passer de la statue en bronze de Romaine Brooks par Chana Orloff (1931), qui ressemble à un modèle en volume de Tamara Lempicka, à un dessin d’Andrée Marty pour la Gazette du bon ton illustrant une robe de Paul Poiret, « pense-t-il à moi ? » (1921), avant de considérer avec respect l’aspirateur compact C5 d’Interstate Engineering, qui ressemble à une voiturette turquoise et a l’exact profil du Cuiseur à dinde (1940) de la firme Zephyr Schlenzig.
On sent que ce moment d’effervescence fortunée, entre deux guerres, au milieu de la récession, est un élan qui emporte tout, architectes et peintres, décorateurs et bijoutiers, sculpteurs et artisans : les peintures si géométriques de Bernard Boutet de Monvel (le fils du peintre de Jeanne d’Arc), représentant un New York anonyme, répondent au coffret de parfum Penthouse (1937) de Lucien Lelong, les esquisses quadrillées de ses sévères portraits ressemblent aux façades infinies des gratte-ciels, dont les sculptures d’aluminium et les revêtements de faïence colorée sont résumés par une robe du soir de 1925 dans la manière de Madeleine Vionnet.
Un moment franco-américain exceptionnel
La guerre de 14-18 a accouché d’une génération qui ne supporte plus le sombre, l’ornement envahissant, le fouillis, et Français et Nord-Américains communient dans un même rêve de surfaces planes, de lumière et d’espace, qu’il s’agisse du hall de l’auditorium des grands magasins Eaton de Toronto, conçu par Jacques Carlu (préfigurant son palais de Chaillot de 1937), ou de « l’escalier conduisant du fumoir à la galerie-salon des premières classes du paquebot Normandie » (qui fut mis en service en 1935). Le projet de grande porte du vestiaire des mêmes premières classes, par Raymond Subes, est la sœur de son projet pour la grille d’entrée du pavillon de la France à l’exposition internationale The World of Tomorrow, à New York, en 1939. On avait déjà basculé dans autre chose… et l’architecture Art déco avait déjà muté dans ses versions totalitaires, au gigantisme spacieux.
Tout est simplifié mais cela n’exclut pas le raffinement, avec les meubles de Ruhlmann, comme sa Commode au char, qui triomphera dans les grands magasins américains en 1926 – le décorateur abandonnant bientôt ses ébénisteries virtuoses, qui ne résistent pas à la chaleur des appartements américains, au profit de meubles à armatures métalliques, comme ce bureau-coiffeuse Rendez-vous des pêcheurs de truite montés sur des patins de métal chromé pour pouvoir glisser sur les moquettes des penthouses.
Si la volonté encyclopédique des commissaires de l’exposition engendre quelques regrets, puisqu’on n’a à chaque fois qu’un aperçu de la sculpture française avec la petite Porteuse d’eau (1913) de Joseph Bernard ou un avant-goût du mobilier industriel avec les fauteuils en kraft tressés Lloyd Loom, à l’élégante légèreté prisée par les paquebots et les zeppelins de tourisme, l’exposition convainc car elle administre bien la preuve d’un moment franco-américain exceptionnel et bien délimité. Le projet de sculpture célébrant l’amitié franco-américaine, imaginée en 1945 mais jamais réalisée, de Carlo Sarrabezolles, où la France et les États-Unis se donnaient la main en haut de deux obélisques de plus de 20 mètres, témoigne par son échec que la parenthèse fut refermée. On célèbrera désormais d’autres lumières et d’autres espaces et la France, rose du monde (1927), du mexicain Ángel Zárraga, peinte pour orner la légation mexicaine à Paris, repartira pour le Mexique. Le Plan Marshall inaugurera d’autres rapports. ■
Art déco France / Amérique du Nord
Cité de l’architecture et du patrimoine, 1 place du Trocadéro et du 11 Novembre, 75116 Paris, jusqu’au 6 mars 2023.
Dernière publication…
Le rond de serviette est-il de droite ? Et autres considérations essentielles. Richard de Seze. La nouvelle librairie éditions, 180 p., 14,90 €