PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cet article paru dans Le Figaro du 25 février. décrit cette sorte de frénésie collective tournant l’Europe et ses prolongements contre eux-mêmes. En vue de leur déconstruction ou de leur anéantissement. Jusqu’à présent, l’énoncé de Bainville sur « le peuple français » « un composé » « mieux qu’une race », « une nation » avait plutôt été utilisé par quelques uns voulant faire accroire que Bainville aurait été indifférent à une invasion migratoire qui eût donné au peuple français, composé essentiellement européen comme de Gaulle l’a souligné, les couleurs de l’Afrique ou de l’Asie. Bainville n’a tout simplement pas connu une telle situation. Aujourd’hui, il s’agit de « caviarder » son texte. De même qu’il s’agit de démentir Senghor dont on sait qu’il recommandait l’emploi du mot « nègre ». Nous voici entrés, en effet, dans une ère de bêtise recouverte d’assez profondes ténèbres.
CHRONIQUE – Charlie et la Chocolaterie de Roald Dahl, Histoire de France de Jacques Bainville ou encore Dix petits nègres d’Agatha Christie, les plus grands classiques de la littérature sont traqués par le wokisme.
Le rapport entre la littérature et la politique en dit beaucoup sur la conception qu’un régime se fait de l’être humain, et l’histoire du XXe siècle éclaire ici celle du XXIe, qui s’écrit sous nos yeux. En URSS, on le sait, la création artistique était explicitement censée servir la révolution, les écrivains étant transformés en « ingénieurs des âmes » censés contribuer à la fabrication de l’homme nouveau.
Cette esthétique était celle du réalisme socialisme. À bien des égards, cette histoire se poursuit aujourd’hui, sous nos yeux, même si le vocabulaire n’est plus le même. Au réalisme socialisme d’hier répond aujourd’hui le réalisme diversitaire, qui veut les faire servir la cause du multiculturalisme, du néoféminisme et de la diversité.
Le « lecteur de sensibilité »
C’est avec une grande perplexité que le monde occidental a vu apparaître il y a quelques années une profession nouvelle: celle de « lecteur de sensibilité ». Ce dernier était invité à relire les manuscrits qu’un éditeur envisageait de publier pour s’assurer qu’on n’y trouve pas de propos jugés « discriminatoires » à l’endroit des minorités.
Le lecteur de sensibilité devait nettoyer le texte de ses aspérités pour qu’il cadre avec l’idéologie dominante et se soumette aux exigences du politiquement correct, déconstruise les préjugés, et fasse même la promotion des valeurs d’inclusion et de diversité.
Il allait de soi que cette ambition de « réécriture » de la littérature n’allait pas s’arrêter aux œuvres actuelles. Autrement dit, le régime diversitaire s’en prendrait aux classiques pour les réécrire. Et c’est ce qui s’est passé avec les œuvres de Roald Dahl, l’auteur, notamment, de Charlie et la Chocolaterie. Alors qu’on s’apprête à les rééditer en Grande-Bretagne, nous avons appris qu’elles seraient réécrites par des lecteurs de sensibilité, pour les rendre inclusives.
Ainsi, d’une femme « caissière dans un supermarché » ou « tapant des lettres pour un homme d’affaires », on dira désormais qu’elle est « scientifique de haut niveau » ou qu’elle « dirige une entreprise ». De même, pour lutter contre la grossophobie, on biffera un passage où on invite un gros personnage, qu’on ne dira plus gros, à faire un régime. On pourrait multiplier les exemples.
De la réécriture de l’histoire à la réécriture de la littérature, le passé devient absolument malléable, d’une plasticité intégrale. Cette entreprise de manipulation symbolique n’a rien à faire avec le respect des œuvres. Elle doit tout ramener au présent. C’est au dogme du régime que la culture doit s’adapter.
Le métier de commissaire politique a de l’avenir. Viendra un jour, plus tôt que tard, où le régime entreprendra de réécrire les classiques en écriture inclusive. Cette prochaine étape est inscrite dans sa logique. N’apprenait-on pas début février que l’église anglicane est déjà engagée dans la réécriture de sa liturgie selon les exigences de l’écriture inclusive, et entend désormais utiliser le terme « iel » pour parler de Dieu, et le dépatriarcaliser, en cessant de parler du Père ? En Scandinavie, cette conversion est avancée.
Réécrire l’histoire
J’entends toutefois ceux qui veulent se rassurer: une telle chose serait impossible en France. D’ailleurs, Gallimard a annoncé que les traductions des livres de Roald Dahl ne changeraient pas. Les choses sont pourtant plus complexes, et la réécriture de certains classiques est déjà engagée, sans que cela soit officialisé. Ainsi en est-il de l’Histoire de France, de Jacques Bainville. En mai dernier, Larousse rééditait ce célèbre ouvrage.
Étrangement, un passage, particulièrement connu, était mutilé. Ainsi, dans la version originale du livre, on pouvait lire: « Le peuple français est un composé. C’est mieux qu’une race. C’est une nation. » Dans la rééducation Larousse, on lit plutôt: « Le peuple français est un composé. C’est une nation. »
On peine à croire à l’erreur de bonne foi. Le mot « race », désormais réduit à sa signification la plus étroite, fait problème et on se permet de gommer sans en avertir personne. Cette amputation rend incompréhensible, dans la réédition, cette réflexion de Bainville, qui distinguait après Renan, et d’une manière qui lui est propre, la conception française et la conception allemande de la nation.
Le mot « nègre » lui non plus ne doit plus être prononcé, même dans le titre d’un livre. Il y a quelques années à peine, Dix petits nègres, d’Agatha Christie, est devenu Ils étaient dix. De même, au Québec, ils sont de plus en plus nombreux à ne plus prononcer le titre Nègres blancs d’Amérique, de Pierre Vallières, un classique de la littérature politique. Ils préfèrent parler du « livre de Pierre Vallières dont le titre comporte le mot commençant par la lettre n ».
L’écrivain s’efface, le « réécriveur » le remplace. Les œuvres originales deviendront peut-être un jour introuvables. À ceux qui les ont dans leur bibliothèque, on suggère de les conserver. Un jour, elles vaudront peut-être une fortune. Et on se les passera sous le manteau, à l’abri des inspecteurs bienveillants au service du puritanisme littéraire. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois(éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] – le Le Nouveau Régime(Boréal, 2017) – Et La Révolution racialiste et autres virus idéologiques, Presses de la Cité, avril 2021, 240 p., 20 €.
Je comprends bien la position de Mathieu Bock Côté quand il écrit : « Les œuvres originales deviendront peut-être un jour introuvables. À ceux qui les ont dans leur bibliothèque, on suggère de les conserver. Un jour, elles vaudront peut-être une fortune. Et on se les passera sous le manteau, à l’abri des inspecteurs bienveillants au service du puritanisme littéraire. » Le bon sens et la droite raison lui répondent de ne surtout pas s’inquiéter car il est très facile de trouver sur internet les versions originales. Par exemple l’Histoire de France de Jacques Bainville est en ligne sur maurras.net et est très facilement téléchargeable.
Laissons-donc tous ces pauvres fous censurer ou modifier ce qu’ils veulent. Ce seront eux-mêmes les seules victimes.