PAR RÉMI HUGUES.
Article en 7 parties, publiées du lundi 27 février au dimanche 5 mars 2023. Étude ayant fait l’objet d’une conférence du Café d’actualité d’Aix-en-Provence qu’anime Antoine de Crémiers. (23.02.2023).
Ainsi une nouvelle élite économique venait s’adjoindre aux marchands anglais, que le représentant de la communauté juive d’Amsterdam, Menasseh ben Israë, qui joua un rôle crucial dans la réadmission des juifs outre-Manche, qualifiait de « marchands les plus nobles et les plus estimés du monde entier »[1].
Voici comment naquit la thalassocratie anglaise, qui encore aujourd’hui régit le monde, à l’aide de son excroissance américaine. À partir de ce moment-là la puissance de la City ne cessa de croître ; alors qu’elle comptait soixante-treize banques privées en 1807, dès lors les années 1820 leur nombre dépassa la centaine.
« Bien qu’elles fussent toutes des partnerships, pour la plupart familiales, elles étaient souvent anciennes, riches, solides et jouissant d’un grand prestige. Un nombre non négligeable d’entre ces banquiers étaient d’origine étrangère, et à la fin des guerres contre Napoléon, Nathan Rothschild s’était poussé au premier rang »[2], explique François Grouzet dans son essai L’économie de la Grande-Bretagne victorienne.
Alors que la figure de Jésus-Christ surplomba tout le Moyen Âge, ce fut avec l’avènement de la modernité au tour d’une autre figure juive de prendre l’ascendant sur l’Europe, et par là sur le monde : la dynastie Rothschild. « L’argent est le Dieu de notre époque et Rothschild est son prophète », selon la fameuse sentence du poète Heinrich Heine singeant la profession de foi islamique (chahâda).
Heinrich Heine ainsi que, dans une certaine mesure, Karl Marx, se sont fait les héritiers de la Parole des Prophètes.
D’une certaine manière Karl Marx a réactualisé ces paroles du Lévitique qui rejettent l’avarice et l’oppression économique d’autrui. « Quand vous ferez la moisson dans votre pays, tu laisseras un coin de ton champ sans le moissonner, et tu ne ramasseras pas ce qui reste à glaner. Tu ne cueilleras pas non plus les grappes restées dans ta vigne, et tu ne ramasseras pas les grains qui en seront tombés. Tu abandonneras cela au pauvre et à l’étranger », est-il écrit au chapitre XIX, versets 9 et 10. En outre, au début du verset 13 on trouve cette injonction : « Tu n’exploiteras pas ton prochain ».
Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx interprète ainsi la révolution cromwellienne de 1642 : « Cromwell et le peuple anglais avaient emprunté à l’Ancien Testament le langage, les passions et les illusions nécessaires à leur révolution bourgeoise. Lorsque le véritable but fut atteint, c’est-à-dire lorsque fut réalisée la transformation bourgeoise de la société anglaise, Locke évinça Habacuc. »
Ce prophète dénonça l’enrichissement à outrance, le surendettement et l’escroquerie : « On dira : malheur à celui qui accumule ce qui n’est pas à lui ! Jusques à quand ?… Malheur à celui qui augmente le fardeau de ses dettes ! Tes créanciers ne se lèveront-ils pas soudain ? Parce que tu as pillé beaucoup de nations, tout le reste des peuples te pillera […]. Malheur à celui qui amasse pour sa maison des gains malhonnêtes, afin de placer son nid dans un lieu élevé, pour se garantir de la main du malheur ! » (ch. II : v. 6-9)
De surcroît, le livre d’Ézéchiel professe le mépris pour le lucre : « Leur argent et leur or seront incapables de les délivrer, le jour de la fureur de l’Éternel » (VII : 19) Et en faisant l’apologie de l’homme juste, qui « ne prête pas à intérêt » (XVIII : 8), le prophète venait défaire cette prescription du Deutéronome permettant d’« exiger un intérêt de l’étranger » (XXIII : 20), œuvre de déformation de la parole de l’Éternel sur lesquels les protestants s’appuyèrent pour rendre à nouveau l’usage du prêt à intérêt – ou usure – licite en Europe.
L’usure porte en elle la guerre comme la nuée porte l’orage, pour paraphraser une formule de Jean Jaurès prononcée le 25 juillet 1914, soit peu avant le début de la Grande Guerre et donc son propre assassinat,.
Kant, dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, souligna que la normalisation du prêt à intérêt était une nouveauté de son temps[3]. Ce qu’il dénonça dans un autre texte, Vers la paix perpétuelle, où il défend que le « système de crédit consistant à accroître indéfiniment les dettes […] confère à l’argent une puissance dangereuse, c’est, en effet, un trésor tout prêt pour la guerre. […] Cette facilité à faire la guerre, jointe au penchant qui y pousse les souverains et qui semble inhérent à la nature humaine, est donc un grand obstacle à la paix perpétuelle »[4].
Si la Première Guerre mondiale put durer si longtemps, c’est à cause de ce système moderne du Crédit, où la dette publique joue un rôle considérable.
Elle a servi à écraser le prolétariat et la paysannerie, alors que le « Grand Capital » craignait l’imminence du crise économique globale. C’est la thèse de l’historien américain d’origine luxembourgeoise Arno Mayer, développée dans son ouvrage Political origins of the New Diplomacy, publié en 1959.
Dans la France de l’avant-guerre, sur fond de conflits sociaux très durs, comme la journée du 1er mai 1906, le Pouvoir, avec à sa tête Georges Clemenceau, est forcé de diffuser une « théorie du complot : le gouvernement posséderait les preuves d’une entente entre les syndicats et divers agents réactionnaires. »[5] Puis surviennent les révoltes des paysans de 1907 et de 1911, et apparaît une structure très embryonnaire potentiellement dangereuse pour le système en place : le Cercle Proudhon, où discutent syndicalistes-révolutionnaires adeptes de Georges Sorel et partisans du néo-royalisme nationaliste de Charles Maurras. La Première Guerre mondiale tua ce mouvement dans l’œuf. ■ (À suivre).
[1]Cité par ibid., p. 200.
[2]François Grouzet, L’économie de la Grande-Bretagne victorienne, Paris, Belin, 2009, p. 232.
[3]« Finalement, la guerre devient même peu à peu non seulement si technique son issue si incertaine pour les deux camps, mais aussi devient une entreprise qui donne tant à réfléchir par les suites fâcheuses que subit l’État sous un fardeau toujours plus pesant des dettes (une nouvelle invention) dont le remboursement devient imprévisible que, dans notre partie du monde où les États sont très interdépendants du point de vue économique, tout ébranlement de l’un a une influence sur tous les autres, et cette influence est si évidente que ces États, pressés par le danger qui les concerne, s’offrent, bien que sans caution légale, comme arbitres et, ainsi, de loin, préparent tous un futur grand corps politique, dont le monde, dans le passé, n’a présenté aucun exemple. », Œuvres philosophiques, II, Paris, Gallimard, 1985, p. 202.
[4]Paris/Saint-Maurice, P.U.F./Éd. St-Augustin, 1974, p. 81.
[5]Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire. Les origines françaises du fascisme (1885-1914), Paris, Seuil, 1978, p. 324.
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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