Par Vladimir Fédorovski.
Cet article est paru hier 1er mars dans Le Figaro. C’est une actualisation de ses analyses qu’y donne Vladimir Fédorovski au vu des deniers développements du conflit ukrainien, en réalité conflit russo-occidental emmené par les États-Unis sur fond de leur conflit plus prégnant encore avec la Chine. Conflit dont l’enjeu est pour les États-Unis de conserver leur hégémonie mondiale menacée et où ils entendent bien entraîner, selon l’habitude et la nécessité, la plus large coalition possible, dont la France. On ne comprend bien, à notre avis, le propos de Vladimir Fédorovski que si l’on garde à l’esprit qu’il fut et reste un diplomate, russe et d’un temps où Russie et Ukraine ne font qu’un, sans que personne, alors, ne s’en offusque. L’Union Royaliste Provençale – qui édite ce quotidien – a invité deux fois Vladimir Fédorovski pour des conférences qui ont été passionnantes. La dernière, le 28 mars 2022, un mois après le déclenchement des opérations militaires. Dans cette sorte d’avant-guerre que nous vivons, come presque toujours en pareil cas, dans une quasi inconscience, l’écouter, le lire, est utile et précieux.
FIGAROVOX/TRIBUNE – Pour l’écrivain d’origine ukrainienne et russe, ancien diplomate et conseiller de Mikhaïl Gorbatchev, l’Europe traverse actuellement sa période la plus dangereuse depuis la Seconde Guerre mondiale.
Une alternative à Poutine n’est pas à l’ordre du jour et elle peut être plus radicale.
Ce qui se passe en Ukraine est pour moi une grande tragédie personnelle pour deux raisons. La première car je suis d’origine ukrainienne et russe. La seconde parce que j’ai le sentiment que tout ce que nous avons fait avec Gorbatchev au moment de la sortie de la guerre froide n’a servi à rien. Dans mes livres, j’étais critique de Poutine avant l’heure mais aujourd’hui je suis obligé d’étouffer mon sentiment personnel pour livrer une analyse froide de la situation, dramatique.
Soyons clairs: le conflit local en Ukraine est en train de se transformer en Troisième Guerre mondiale.
Nous vivons actuellement l’un des moments, sinon le moment, le plus dangereux de l’histoire de l’Europe mais aussi de l’humanité depuis la Seconde Guerre mondiale.
Pendant la guerre froide, lorsque j’étais spécialiste du contrôle des armes, j’ai participé à la rédaction des traités internationaux structurant les choses. Aujourd’hui, plus aucun de ces 20 traités n’existe, il n’y a plus de règle. Par ailleurs, il y avait une distinction entre la politique réelle et la propagande, la manipulation et la dictature du politiquement correct alors qu’actuellement tout cela se mélange.
Le président Joe Biden lui-même a comparé sa gestion de la crise actuelle et la crise de Cuba.
Mais il existe une différence fondamentale, aujourd’hui les contacts qu’ils soient formels ou informels ont été rompus, sur le plan diplomatique c’est une impasse totale. Au cours de la guerre froide des contacts officiels et officieux existaient, notamment pendant les pires moments de la crise de Cuba en 1962.
Je vais vous rapporter une anecdote que m’a récemment racontée un collaborateur de McNamara (à l’époque le secrétaire américain à la Défense) Le 21 octobre 1962, le président Kennedy rédige un ultimatum à Khrouchtchev, le mettant en demeure de retirer les fusées à tête nucléaire installées à Cuba. Dans l’antichambre se trouve un ancien ambassadeur américain à Moscou, un homme très subtil. Plus tard dans les années 1990, il fera remarquer que la plus grande erreur commise par l’Occident, à l’époque, est de ne pas avoir associé la Russie à l’ensemble occidental.
Après avoir lu l’ultimatum, il prévient aussitôt Kennedy que s’il adresse ce texte, la guerre mondiale est assurée. Il prend alors un stylo et ajoute: «M. Khrouchtchev vous êtes un grand leader, entre grands leaders on peut trouver un compromis»…
Cet adjoint de McNamara m’a précisé que leur principale préoccupation était de trouver une issue: selon sa formule évitant de jouer «perdant-perdant» et préférant «gagnant-gagnant».
Le rôle de la manipulation par l’espionnage a aussi été important dans le conflit actuel.
Les Américains ont ouvertement déclaré qu’ils avaient une taupe au Kremlin. Je pense qu’ils ont simplement réussi à percer le code ultra-secret du ministère de la Défense russe et qu’ils ont ainsi pu connaître en détail le plan de la journée fatidique du 24 février 2022. De grands dignitaires ukrainiens, notamment dans le milieu militaire, ont fait croire qu’ils allaient accepter un arrangement avec les Russes. C’était une fausse information, une extraordinaire manipulation guidée par les Américains. Ils ont été efficaces également d’un point de vue technique car il est incontestable que les plans de l’invasion russe étaient connus des Américains. Sans parler de leurs performances dans l’espionnage spatial.
Cependant, sur le plan géopolitique les répercussions ont été majeures. On a créé un nouveau monde basé sur la réorientation de la Russie vers l’Asie. Le conflit actuel a poussé la Russie dans les bras de la Chine. Les médias mainstream continuent à sous-estimer cet aspect, mais les informations formelles et informelles montrent qu’il y a un véritable partenariat entre ces deux pays y compris au niveau du transfert des technologies et de la coopération militaire.
Dans Le Figaro, en 2021, j’ai pressenti ce virage et la rupture entre l’Occident et la Russie, en revanche je n’avais pas envisagé la nouvelle perspective d’une alliance civilisationnelle anti-occidentale entre la Russie et l’Islam. Et pas seulement avec l’Iran. Le diable se trouve souvent dans les symboles : le lendemain de la déclaration de la ministre des Affaires étrangères allemande affirmant : «Nous menons une guerre contre la Russie», deux drapeaux sont apparus sur le front russe : l’un rouge, l’autre vert…
Trois scénarios sont possibles pour l’avenir.
Le premier, les Ukrainiens reprennent en mai-juin la mer d’Azov et attaquent la Crimée mais cela sera inacceptable pour les Russes qui considèrent à une majorité écrasante (confirmée récemment par la CIA) que c’est la civilisation russe qui est en jeu et que l’Occident est déjà devenu «cobelligérant» à part entière.
Avec ma modeste connaissance du Kremlin, je vous garantis que Poutine n’hésitera pas alors à utiliser toutes les armes en sa possession. Or les experts américains reconnaissent que la Russie a deux à trois ans d’avance sur les États-Unis dans trois ou quatre domaines précis, notamment au niveau des armes hypersoniques. Et avec la perspective de la livraison occidentale d’avions à l’Ukraine nous allons vers une nouvelle escalade sans précédent .
Le deuxième scénario, les Russes continuent leur offensive autour de Bakhmout, reprennent progressivement Donetsk puis, comme c’est leur logique militaire, vont jusqu’à Odessa.
Or pour les Américains, le retour de la domination russe sur la mer Noire est inacceptable. Cette autre escalade vertigineuse est alors prévisible pour la fin de l’été ou le début de l’automne.
Le premier test, c’est donc l’offensive russe actuelle autour de Bakhmout.
Le deuxième test, c’est en mai lorsque – comme l’annonce officiellement Washington – les Ukrainiens tenteront d’aller vers la Crimée.
Certes, il y a le troisième scénario : une longue guerre d’enlisement. Cependant il y a une telle approximation dans l’analyse de la situation et une manipulation tous azimuts que la logique d’enlisement nous ramène inévitablement à des dérapages imprévisibles comme cette explosion d’un missile en Pologne en novembre dernier sans parler des aléas de 15 réacteurs nucléaires présents en Ukraine représentant des Tchernobyl potentiels. Il y a très peu de marge de manœuvre, chacun persistant à croire qu’il peut gagner le conflit.
Les élections présidentielles aux États-Unis, en Ukraine et en Russie en 2024 peuvent-elles changer la donne? En attendant nous avons encore devant nous des mois de tous les dangers. Trump a récemment accusé le président Biden d’emmener le monde vers la guerre mondiale avec ses erreurs d’analyse et – selon sa formule – «S’il redevient président il pourrait régler le problème en 24 heures». À voir…
2024 sera aussi une année d’élection pour la Russie. Mais évitons de prendre nos désirs pour la réalité : une alternative à Poutine n’est pas à l’ordre du jour et elle peut être plus radicale. Et il y a les échéances électorales présidentielles en Ukraine. Là un potentiel candidat émerge… Valeri Zaloujny, l’actuel chef d’état-major ukrainien.
Des enseignements du passé, tirés de mon dernier livre sur Sorge, sont utiles pour comprendre la crise actuelle.
La vie de cet espion du Kremlin est une réalité qui dépasse les romans policiers. Les archives, récemment déclassifiées, prouvent qu’il a joué un rôle essentiel sur le plan géopolitique. Il a réellement changé le cours de l’Histoire car il a été l’un des sauveurs de Moscou en octobre 1941 lorsque Hitler était aux portes du Kremlin. Puis Sorge a subtilement manipulé le Japon afin que celui-ci décide d’entrer en Seconde Guerre mondiale, non pas contre l’Union soviétique mais contre les États-Unis. Il fut non seulement le plus grand espion du XXe siècle mais surtout l’un des meilleurs analystes et journalistes de l’époque, co-fondateur de l’École de la sociologie moderne de Francfort.
Ce personnage étonnant (qui devint d’ailleurs sur le plan romanesque le prototype de James Bond) a beaucoup réfléchi aux problématiques du renseignement et de l’approximation dans l’analyse politique. Pour lui, le véritable piège, c’est de «prendre nos propres fantasmes pour la réalité».
Sorge nous a donc prévenus du danger qui nous guette aujourd’hui : transposer nos désirs sur la stratégie réelle au risque de précipiter une crise internationale sans précédent. ■
Vladimir Fédorovski fut diplomate et conseiller de Mikhaïl Gorbatchev. Il est notamment l’auteur de Poutine, l’Ukraine. Les faces cachées, (éd. Balland, 2022) et va publier, le 4 avril, son 51e ouvrage : Sorge, un espion pour l’éternité (Balland).
Les deux conférences de Vladimir Fédorovski pour l’Union Royaliste Provençale sont présentes dans JSF.
En ce qui nous concerne la biographie de Loui XVIII par Fedorovski est pleine d’enseignement