PAR RÉMI HUGUES.
Article en 7 parties, publiées du lundi 27 février au dimanche 5 mars 2023. Étude ayant fait l’objet d’une conférence du Café d’actualité d’Aix-en-Provence qu’anime Antoine de Crémiers. (23.02.2023).
Les premières lignes du roman La chartreuse de Parme de Stendhal atteste aussi que ce que le pouvoir était venu chercher, à travers ces guerres, n’était pas autre chose qu’un règlement de ses déboires économiques, ainsi que des vols et crimes qu’ils ne manquaient pas de causer :
« Le 15 mai 1796 le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur.
Les miracles de hardiesse et de génie dont l’Italie fut témoin en quelques mois réveillèrent un peuple endormi ; huit jours encore avant l’arrivée des Français, les Milanais ne voyaient en eux qu’un ramassis de brigands, habitués à fuir toujours devant les troupes de Sa Majesté Impériale et Royale : c’était du moins ce que leur répétait trois fois la semaine un petit journal grand comme la main, imprimé sur papier sale. […]
Un peuple tout entier s’aperçut, le 15 mai 1796, que tout ce qu’il avait respecté jusque-là était souverainement ridicule et quelquefois odieux. Le départ du dernier régiment de l’Autriche marqua la chute des idées anciennes : exposer sa vie devint à la mode. […]
En 1796, l’armée milanaise se composait de vingt-quatre faquins habillés de rouge, lesquels gardaient la ville de concert avec quatre magnifiques régiments hongrois. […]
Le bon peuple de Milan était encore soumis à certaines petites entraves monarchiques qui ne laissaient pas que d’être vexatoires. Par exemple, l’archiduc, qui résidait à Milan et gouvernait au nom de l’empereur, son cousin, avait eu l’idée lucrative de faire le commerce des blés. En conséquence, défense aux paysans de vendre leurs grains jusqu’à ce que Son Altesse eût rempli ses magasins.
En mai 1796, trois jours après l’entrée des Français, un jeune peintre en miniature, un peu fou, nommé Gros, célèbre depuis, et qui était venu avec l’armée, entendant raconter au grand café des Servi (à la mode alors) les exploits de l’archiduc, qui de plus était énorme, prit la liste des glaces imprimée en placard sur une feuille de vilain papier jaune. Sur le revers de la feuille il dessina le gros archiduc ; un soldat français lui donnait un coup de baïonnette dans le ventre, et, au lieu de sang, il en sortait une quantité de blé incroyable. La chose nommée plaisanterie ou caricature n’était pas connue en ce pays de despotisme cauteleux. Le dessin laissé par Gros sur la table du café des Servi parut un miracle descendu du ciel ; il fut gravé dans la nuit, et le lendemain on en vendit vingt mille exemplaires.
Le même jour, on affichait l’avis d’une contribution de guerre de six millions, frappée pour les besoins de l’armée française, laquelle, venant de gagner six batailles et de conquérir vingt provinces, manquait seulement de souliers, de pantalons, d’habits et de chapeaux.
La masse de bonheur et de plaisir qui fit irruption en Lombardie avec ces Français si pauvres fut telle que les prêtres seuls et quelques nobles s’aperçurent de la lourdeur de cette contribution de six millions, qui, bientôt, fut suivie de beaucoup d’autres. Ces soldats français riaient et chantaient toute la journée ; ils avaient moins de vingt-cinq ans, et leur général en chef, qui en avait vingt-sept, passait pour l’homme le plus âgé de son armée. »[1] Ce jeune homme, vous l’aurez compris, c’est Napoléon Bonaparte, l’instrument des contrecoups funestes de la politique économique des révolutionnaires : l’inflation par les assignats.
À cet égard, étonnamment, Jean Jaurès, connu pour son pacifisme, fit l’apologie des guerres révolutionnaires qui en définitive permirent au jeune Bonaparte de conquérir le pouvoir pour devenir ensuite Napoléon Ier :
« La guerre agrandissait le théâtre de l’action, de la liberté, et de la gloire. Elle obligeait les traîtres à se découvrir et les intrigues obscures étaient abolies comme une fourmilière noyée par l’ouragan. La guerre permettait aux partis du mouvement d’entraîner les modérés, de les violenter au besoin, car leur tiédeur pour la Révolution serait dénoncée, comme une trahison envers la patrie elle-même. La guerre enfin, par l’émotion de l’inconnu et du danger, par la surexcitation de la fierté nationale, raviverait l’énergie du peuple. Il n’était plus possible de le conduire directement par les seules voies de la politique intérieure à l’assaut du pouvoir royal. »[2] ■ (À suivre).
[1]https://fr.wikisource.org/wiki/La_Chartreuse_de_Parme_(%C3%A9dition_Dupouy,_1910)/Livre_Premier/Chapitre_premier
[2]Cité par Pierre Gaxotte, op. cit., p. 237
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source
Et voilà le grand nom de Stendhal qui apparaît. Comme à l’accoutumée l’article signé ici est complet, riche