JSF invite ses lecteurs à se plonger dans ce texte que Charles Maurras a consacré à Emmanuel Kant à l’occasion du centenaire de sa mort advenue le 12 février 1804 à Königsberg. L’article de Maurras est daté du 8 février 1904. Il sera ultérieurement intégré dans son essai Quand les Français ne s’aimaient pas, paru en pleine Grande Guerre (1er janvier 1916). Lorsque le présent texte fut écrit, en février 1904, le monde et tout spécialement l’Europe, mais aussi les jeunes États-Unis d’Amérique, étaient sous le coup de la bataille navale de Chemulpo, en Corée, pendant la guerre russo-japonaise de 1904-1905 qui vit la victoire du Japon, première défaite d’une nation européenne face à une puissance asiatique. D’où la référence à Chemulpo dans cette étude de Maurraas, axée notamment sur l’examen critique du projet de paix perpétuelle d’Emmanuel Kant.
Le centenaire de la mort d’Emmanuel Kant fait beaucoup moins de bruit dans le monde que ne l’avaient pensé les pacifistes des deux hémisphères : depuis quelques jours, la parole n’est plus aux professeurs, elle est au canon.
Une pensée de Pascal décrit très bien le petit frisson qui court le monde en ce moment-ci : « Quand », dit Pascal « la force attaque la grimace quand un simple soldat prend le bonnet carré d’un premier président et le fait voler par la fenêtre… » La phrase n’est pas achevée ; mais, au ton allègre de ce départ, on comprend ce qui suivait dans l’esprit de Pascal. Il se réjouissait de voir la réalité succéder aux figures, et les choses aux signes, et les faits aux discours. Ce véritable philosophe se moqua de la philosophie : il eût trouvé philosophique de la négliger au menu sifflement des torpilles de Chemulpo.
Emmanuel Kant a rêvé d’un système de paix universelle beaucoup plus radical que celui de notre Henri IV ou des illustres auteurs de la Paix romaine. Aucun traité d’arbitrage partiel ne lui suffisait. Il prétendait lier les peuples par un acte qui les forçât à n’échanger désormais que des salves de papier timbré, bourrées de sommations et de textes de lois. Mais, le lien dont parlait ce « chrétien allemand » étant d’un ordre tout moral, c’est moralement qu’il oblige : car, en fait… Je vous dis de relire les nouvelles de Chemulpo. (Image ci-dessus).
Le petit malheur infligé à cette mémoire n’éveillerait que le sourire, tout au plus le discret applaudissement de quelque adversaire juré, si en France, la philosophie de Kant n’était qu’une curiosité de salle d’étude. Mais il est grave de voir ainsi contester et accabler en quelque sorte, sous le témoignage des faits, la doctrine qui a obtenu chez nous une si extrême importance ! L’on ne nous croyait pas quand nous disions, avec l’auteur des Déracinés, dès 1894, dans la Cocarde de Barrès, que le Kantisme était la religion de la troisième République. Un des piliers de cette religion et de ce régime, M. Victor Basch, dans la Renaissance barbare[1], vient d’en faire l’aveu[2].
Nous fûmes kantisés du haut en bas de l’enseignement, et les écoliers pauvres, les primaires, comme dit Léon Daudet, plus kantisés peut-être que nos condisciples de l’enseignement secondaire et supérieur. Grâce à M. Buisson installé à la direction de l’Enseignement primaire, la morale kantienne plus ou moins diluée, succéda au catéchisme traditionnel et devint la base de la morale populaire. Mais nos professeurs de philosophie, tant au collège et au lycée qu’à la Faculté, furent aussi, pour l’immense majorité, des disciples de Kant souvent influencés par M. Renouvier. Les faux positivistes, les positivistes naïfs qui, tels que Gambetta, Ferry, Léon Bourgeois, se flattaient que, en laïcisant la morale, ils feraient enseigner une morale scientifique, auraient eu lieu d’éprouver quelque étonnement s’ils étaient trouvés en mesure de contrôler l’exécution de leurs programmes. Seul enseigné, seul recommandé, le Kantisme donna ce qu’il portait en germe, une mentalité anarchique et cosmopolite.
On commença de le constater aux environs de 1895, quand tout notre jeune monde universitaire prit fait et cause pour Ravachol et Émile Henry. On le vérifia par l’attitude des maîtres et des élèves aux premiers mouvements dreyfusiens de 1897 et 98. Le Kantisme est une discipline essentiel-lement dreyfusienne. Il est beau de la voir rentrer sous terre au premier bruit guerrier, mais il est triste de songer à toutes les intelligences françaises qu’elle a dégradées.
Je n’ai pas l’intention de nier la puissance personnelle de Kant. Intellectuellement, moralement, ethniquement, il est l’ennemi : nous lui devons donc une estimation exacte de sa valeur, et nous nous nuirions à nous-mêmes si des passions philosophiques ou nationales parvenaient à fausser nos poids. Mais il faut nous garder de l’exagération de ses thuriféraires.
Celle vaine critique qui demande aux hommes supérieurs d’avoir des idées personnelles, c’est-à-dire sans antécédent historique et nées de leur seule pensée, aurait très beau jeu contre Kant. Son système de morale est presque en entier dans Rousseau. Sa critique de la raison pure se montre déjà chez Hume. Mais ne voyons pas à la date, voyons à la valeur comparée des trois hommes. Je ne sais s’il faut préférer Rousseau à Kant ou Kant à Rousseau dans leur morale, car tous les deux me semblent avoir bâti le plus funeste château de nuées, et je n’ai qu’à ouvrir l’un ou l’autre pour m’écrier aussitôt que voilà le pire. Ce qui me semble bien certain, c’est que le parallèle entre Hume et Kant n’est certes pas à l’avantage de Kant. Le pénétrant critique anglais a vu, a dit tout l’essentiel sur la critique de nos idées directrices, mais avec une finesse d’analyse près de laquelle la scolastique du Prussien paraît guindée, empruntée et fausse. Or, il reste que Hume est venu le premier.
Résumer seulement un de ces résumés populaires que l’on trouve partout, notamment dans l’Allemagne de Mme de Staël ou dans l’Allemagne d’Henri Heine, et qui sont censés exposer la doctrine de Kant, ne serait pas une besogne bien facile ni bien utile. Je ne peux qu’esquisser. Kant se donnait pour le Copernic de la philosophie. Il eût mieux fait de s’en dire le Ptolémée. Comme Ptolémée supposait tous les astres du ciel en voyage autour de la terre immobile, Kant vit l’esprit humain installé au centre de la nature à laquelle il dictait ses lois. Tous les éléments directeurs de notre connaissance sont des catégories de notre entendement, sans lequel ils n’auraient aucune réalité. Ce que nous prenons pour les lois de l’univers n’est que loi de notre pensée. Le monde est un grand rêve sur lequel la pensée humaine applique ses formes. « Pas de soleil sans œil humain qui le contemple », devait dire un Kantien plus radical que son maître, et l’intelligence ne saisit qu’elle-même quand elle croit saisir les lois de l’Être en soi. Nous ne savons rien du dehors, nous n’atteignons rien de fixe ni d’absolu. Tout nous est relatif, y compris l’idée que nous avons de nous-même. Descartes avait dit : Je pense donc je suis, mais cette déduction semblait beaucoup trop aventureuse à Kant, et sa doctrine laisse voir clairement pourquoi : la pensée, y compris la pensée de la pensée, n’est encore qu’un fantôme de notre moi.
Pour sortir de son scepticisme, le philosophe de Kœnigsberg eut recours à autre chose que la pensée. Il prétendit trouver dans le Devoir une réalité certaine, dont l’existence constatée entraîne nécessairement l’existence de l’âme libre et immortelle, d’une part, et, d’autre part, l’existence de Dieu. On comprendra, je pense, la position Kantienne de ces problèmes, si je dis que l’étonnement de Voltaire devant l’ordre du monde et sa conclusion qu’une telle horloge devait avoir un horloger parut à Kant une médiocre argumentation. Vous prêtez à ce monde un ordre ? L’ordre est en vous. Vous déduisez de cet ordre l’idée d’un ordonnateur, qui en serait la cause ? Mais cette idée d’ordonnateur et de cause, elle est en vous, elle est de vous. Dieu ne se prouve pas ainsi. Dieu se prouve par le langage de la conscience. quand elle nous dit, d’un accent auquel personne ne se trompe, qu’il faut faire le bien, ou que le bien est là, et qu’il n’est point ailleurs…
— Conscience ! Conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix : guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre : juge infaillible du bien et du mal, qui rend l’homme semblable à Dieu ; c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions, sans toi, je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un enten-dement sans règle, et d’une raison sans principes…
Vous avez, à ces beaux accents, reconnu notre ami Rousseau. Observez, s’il vous plaît, comme ce Kantisme antérieur à Kant est déjà de stricte observance. Le Genevois ne se contente pas de dire avant le Prussien que sa conscience l’avertit du bien et du mal ; il dit plus… La conscience est un « guide assuré », et tous les autres guides sont sujets à l’erreur. Le privilège de connaître, arraché à notre intellect qui en est cependant l’organe naturel, est transféré à la conscience. Maître de Kant dans la dogmatique morale, Rousseau professait déjà comme lui, plus que lui peut-être, le scepticisme à l’égard des opérations de l’esprit pur. Ils ont été deux parfaits sceptiques religieux, — et, comme leur religion fondait tous ses temples et toutes ses prescriptions en eux-mêmes, c’était la religion de l’individu, l’anarchie.
Kant a beau invoquer sa règle universelle. Qui en est le juge et l’appréciateur souverain ? Jean-Jacques répond :
— Je n’ai qu’à me consulter sur ce que je veux faire : tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal ; le meilleur de tous les casuistes est la conscience… Trop souvent la raison nous trompe, nous n’avons que trop acquis le droit de la récuser ; mais la conscience ne trompe jamais, elle est le vrai guide de l’homme ; elle est à l’Âme ce que l’instinct est au corps ; qui la suit obéit à la nature et ne craint point de s’égarer…
La philosophie romantique a développé après Kant, quelquefois d’après Kant qu’elle connut en gros, ces beaux points de vue. La Conscience, appelée quelquefois le Cœur, fut assignée pour guide à la conduite de la vie personnelle, à la direction des États et même au développement de diverses sciences. Michelet fut admirable dans ces jeux-là, d’ailleurs conduits sans badinage. Je me suis assez diverti à chercher ce que pouvait donner, dans l’imagination d’une femme à tempérament comme George Sand, cette religion de la Conscience : j’ai trouvé des équivalents à l’hypocrisie des pires dévotes[3].
Une étude de l’Hypocrisie dans la littérature et les mœurs de ce siècle feraient peut-être voir tout ce que ce vice ignoble a dû au kantisme latent des écrivains et du public. Les étranges progrès d’une bégueulerie que n’excluent pas certains abaissements des mœurs, doivent sans doute quelque chose à Kant et à Rousseau. Mais il faudrait un Laclos ou un Bourdaloue pour discerner avec justesse et décrire avec précision l’opération subtile par laquelle l’orgueil, la sécheresse, la férocité, l’indifférence, le simple désir d’une vie correcte, le goût de ses commodités, la peur des complications ou même la peur toute simple savent prendre et quitter ce masque insolent du Devoir.
Il y a des devoirs. La sagesse païenne semble ici bien d’accord avec l’Église catholique. Je crains que votre austère Devoir, au singulier, ne soit bien inhumain ou bien vil, je crains qu’il ne mène aux plus bas mensonges ou aux pires atrocités, quand il veut gouverner tous les cas, toutes les circonstances, et régir sans nuance et sans ménagement cet océan troublé de nos conjonctures humaines !
Nier la bienfaisance d’une philosophie qui se présente comme essentiellement pratique, c’est, il me semble, la nier du haut en bas, dans le principe de l’ensemble et dans la portée de détail : les idées transcendantes auxquelles la conscience kantienne propose la garantie de sa signature n’en ont pas obtenu un précieux surcroît de sécurité, et les gens qui ne croient pas au Dieu créateur ne sont pas touchés de la grâce à l’idée du « postulat de la moralité ». En revanche, les politiciens libéraux et démocrates à qui le Contrat social donne un peu la nausée imitent George Sand : ils font les hypocrites et, au lieu de nous dire qu’ils suivent leur habitude ou leur penchant, ils arguent, dans le jargon des thèses de M. Jean Jaurès, des principes posés dans la Politique de Kant. Mais cette Politique ne dit à peu près rien qui ne soit dans Rousseau : l’individu, l’État, la liberté, l’égalité, le pacte initial, les droits inaliénables et sacrés.
Savez-vous où ces fadaises sont réfutées ensemble de manière à la fois « critique » et « pratique » ?
— À Chemulpo.
APRÈS DOUZE ANS
L’hypocrisie, reine du monde moderne, n’a pas cessé, en effet, depuis Chemulpo, d’en masquer et ainsi d’en développer les violences.
Il ne faut pas oublier, d’autre part, comment le stoïcisme individualiste de Kant porta, dans Fichte, la semence du pangermanisme. Dans le recueil de mes articles de guerre, Les Conditions de la Victoire, la France se sauve elle-même, au 17 octobre 1914, on trouvera le détail de cette filiation. Le pangermanisme est un sursaut d’anarchisme ethnique auquel s’applique la définition de la Réforme luthérienne par Auguste Comte, convenablement étendue : « Une insurrection de la Germanie contre l’espèce humaine ». ■
[1]C’était le nom familier que nous donnions à une revue nommée sans doute par antiphrase la Renaissance latine.
[2]On a vu page 100, en note, le texte des aveux de M. Victor Basch. En supprimant ce teste, qui eût fait répétition, je tiens à dire que, à cela près. Je réimprime mot pour mot mon ancienne appréciation du Kantisme. Sauf quelques corrections de pure forme dans les premiers paragraphes, le reste est littéral.
[3]Dans mon livre, les Amants de Venise, George Sand et Alfred de Musset.
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Publié le 31.01.2023 – Actualisé le 13.03.2023
Très beau texte qui reste d’actualité.
D’accord avec Henri. Vifs remerciements au blogue pour l’avoir diffusé. Un raisonnement pointu, toujours actuel !