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Cette tribune de Bérénice Levet, consacrée à la gastronomie française menacée, notamment par les stratégies commerciales des « guides », est parue dans le Figaro du 10 de ce mois. On sait que nous suivons les publications et les travaux de Bérénice Levet depuis plusieurs années, En effet, avec sa réflexion dans son ensemble, nous nous sentons en termes de réelle proximité. Sur de nombreux sujets, nous sommes sur la même ligne. Et surtout, en dernière analyse, ses travaux sont une contribution sans prix à l’œuvre de préservation de la civilisation dont nous sommes héritiers et même, de la nature dont nous sommes faits.
TRIBUNE – La philosophe, grande lectrice de Colette, rappelle que l’écrivain, dont on commémore les 150 ans de la naissance, a consacré de très belles pages à la gastronomie française. Dans un texte savoureux et érudit, elle fait dialoguer la femme de lettres et le célèbre chef Guy Savoy.
« À la fortune d’une essence en vogue, il ne faut pas seulement une clientèle de femmes fortunées, mais encore l’approbation populaire »
Colette, écrivain.
Je travaillais sur Colette et très précisément sur les merveilleux textes qu’elle devait consacrer dans les années 1930 à la gastronomie française lorsque l’on apprit que le Guide Michelin rétrogradait le chef Guy Savoy de trois à deux étoiles.
De «cuisine remarquable», la cuisine de Guy Savoy ne serait plus qu’«excellente» ; de «grande gastronomie réservant une expérience culinaire unique», elle ne serait plus que «de qualité et de prestige», et de «chef reconnu dans le monde entier», le maître de l’Hôtel de la Monnaie ne pourrait plus prétendre qu’au titre de «chef de renommée locale». Rien ne tient dans cette dévaluation. Le chef n’a nullement démérité et la qualité de sa table reste, de l’aveu des connaisseurs, à son sommet.
Coup de communication de la part du Guide rouge? Sans doute. Concurrencée par les réseaux sociaux, l’entreprise a besoin de faire parler d’elle. Mais, de toute évidence, quelque chose d’autre se joue dans cette disqualification. Signe des temps et très mauvais signe.
La France, patrie de la gastronomie: la question m’empoigna donc. Et c’est là que la collision de l’actualité, celle qui frappait Guy Savoy, et de l’inactuel, l’œuvre de Colette que je lisais et relisais, se révéla éminemment.
Être de fidélité et de gratitude
Pouvait-on rêver guide plus averti pour mener cette vaste enquête que la romancière, à ses heures et grandes heures, chroniqueuse? Enquête au terme de laquelle… tant pis pour le suspense… Guy Savoy sera rétabli dans ses droits à la distinction suprême!
Ce dialogue entre le chef et l’écrivain est d’autant plus bienvenu que Guy Savoy lui-même aime à converser avec les grands auteurs qui font l’histoire et l’âme de la France – témoin son Guy Savoy cuisine les écrivains du XVIe siècle (Éditions Herscher), passionnante et suggestive traversée dans la littérature de la Renaissance, où le chef – chose insigne – puise volontiers son inspiration.
Sans flagornerie aucune, loin des fanfaronnades et de l’injonction à «réinventer la cuisine française» (on se demande d’ailleurs ce qui échappera à ce nouvel impératif), Guy Savoy est un être de fidélité et de gratitude. Son office? «Rendre chaque jour hommage à la cuisine française», pouvait-on encore lire dans le Guide Michelin 2022.
Qu’est-ce que la gastronomie française pour Colette?
«Je suis née dans une province où l’on mangeait bien sans même se douter que l’on était gourmand, écrit Colette dans un magnifique texte précisément intitulé Gastronomie. Chaque foyer, aisé ou pauvre, pratiquait dans mon village natal une gastronomie qui s’ignorait, la vraie gastronomie, celle qui sait tirer, de tout produit modeste, le meilleur parti.»
Dans la cuisine française, le produit est en effet souverain. Pas n’importe quel produit, un produit de qualité et issu du terroir – où qu’il aille, c’est cette soumission aux lieux, à sa spécificité que transporte le cuisinier français. Du paysan au cuisinier, de la terre à l’assiette, du territoire à la carte du restaurant (j’emprunte au chroniqueur gastronomique de Marianne, Périco Légasse, cette image inspirée, aux accents houellebecquiens), la voie est, doit être, droite et directe.
De la même façon que le paysan s’emploie à faire que la nature donne le meilleur d’elle-même, le chef ne poursuit d’autre dessein que de magnifier le légume, le fruit, la bête grandit ici et non à mille lieues. Guy Savoy ne conçoit pas autrement son art. Il se regarde comme un obligé des produits de la terre et d’abord de ceux sans lesquels ceux-ci ne seraient pas.
Tendons l’oreille à Guy Savoy: le moment savoureux entre tous, décrit le chef, «est celui où les produits arrivent. Ces produits ont une histoire. Pour qu’il y ait une carotte, il faut qu’un jardinier ait préparé la terre, ait semé. Lorsqu’elle arrive chez nous, c’est fastoche. Il ne nous reste alors qu’à la faire passer de son état de comestibilité à l’état de plaisir. Couper, assaisonner, faire cuire… des gestes élémentaires et tournés vers cet être bien concret lui aussi qu’est le convive. C’est ce concret qui m’anime chaque matin, et qui m’émerveille. Formidable antidote au monde de plus en plus virtuel dans lequel nous vivons.»
Là aussi, sur ce dernier point, le chef se rencontre avec l’écrivain qui regardait la défense et illustration de «l’orgueil gastronomique de France» comme ressource contre l’abstraction grandissante d’un «temps qui fabrique de la soie sans soie, de l’or sans or, de la perle sans huître, et Vénus sans chair».
Invoquer le seul plaisir est désormais suspect. On réclame une cuisine qui «a du sens», qui «fait sens». Idoles auxquelles Guy Savoy, on le voit, ne sacrifie point, et c’est très heureux. Comme Colette, le chef de l’Hôtel de la Monnaie demande à la cuisine et promet à ses convives – promesse tenue – de faire «de l’heure des repas, une petite fête des papilles et de l’esprit».
Des papilles et de l’esprit, en effet! Car l’homme (au sens générique, est-il nécessaire, ici, au Figaro, de le préciser) est un: du corps à l’âme, du palais au cerveau, comme elle l’écrira encore, des sens à l’intelligence, du toucher au tact, de l’attention aux attentions, aux égards et aux scrupules, le chemin est tracé.
Poursuivons notre enquête. Colette rappelle en outre, et là encore, à n’en pas douter, Guy Savoy y souscrit, que la cuisine française est d’abord une histoire de cuisinières. Non que Colette ne rende pas hommage aux grands noms qui ont fait l’histoire de la cuisine mais la romancière observe que ces gloires de la gastronomie française «n’auraient pas suffi à établir la renommée de la cuisine française».
«Sans le secours des mille inconnus modestes, qui tournèrent et tournent encore la mouvette de bois dans une casserole bien assise en plein feu, goûtent, savourent, rêvent un moment, ajoutent une goutte d’huile, un grain de sel, une petite feuille de “farigoulette”. Nos ménagères de France, ajoute Colette, sont encore habituées à peser sans balances, mesurer le temps sans horloge, surveiller le rôti avec – mot magnifique de Colette – les seuls yeux de l’âme.» Ailleurs, elle les dote d’un «instinct divinateur du temps».
La vraie cuisine française
L’autre trait majeur et absolument décisif de la cuisine française, pour Colette, sa fragilité aussi est son subtil équilibre. «Discrètes combinaisons, lentes, réfléchies, qui formèrent la gourmandise française, amoureuse de certaines “symphonies de gueule” où l’harmonie prenait source et élan dans une noble retenue.»
La vraie cuisine française, comme le parfum français, comme la haute couture française, est une «affaire d’équilibre sensoriel», admire Colette. De la même façon que «nous n’aimons pas répandre sur nous, vaporiser dans nos appartements, les violences olfactives – les essences orientales nous écœurent, et les extraits américains nous choquent. C’est affaire d’équilibre sensoriel. Notre gastronomie célèbre se garde d’exagérer ; la grande couture répudie les orgies colorées.»
Le sens de la convenance, du «rien de trop» et l’esprit de finesse commandent ici. «Chaque épice, chaque ingrédient est à sa place et dans son ordre.»«Un bon plat est l’affaire, avant tout, de modération et de classicisme. Arrière les épices coup-de-cymbales, l’alcool grosse-caisse, la sauce-jazz!» La vraie cuisine française, rappelle-t-elle, «écarte, de tout cequ’elle élabore, la brutalité de l’alcool.» La tarte à l’abricot arrosée d’eau-de-vie? «Œuvre du démon.» Le «bœuf mode dont l’arrière-goût révèle l’adjonction du marc de bourgogne»? «Une hérésie.»
C’est d’ailleurs au nom de cet équilibre que Colette part en croisade, c’est son mot, contre ces fanfarons, «ignorants et prétentieux», qui, au motif d’«enrichir la cuisine française», comme les nôtres se grisent et se flattent de la «réinventer», en rompent l’harmonie.
Et Colette de mettre en garde contre ceux qui se plaisent à invoquer les mânes de la grand-mère: «Je ne vous dis que ça… une recette de ma grand-mère. (…) Méfiez-vous des aïeules qui, modestes dans leur tombeau depuis un demi-siècle, prennent dans la salle à manger une importance que rien, jusqu’alors, n’a fait prévoir et ressuscitent bizarrement autour d’un lièvre aux rutabagas.»
Miroir brûlant que nous tend Colette, car a-t-on jamais compté plus de grands-mères surgissant hors de leur tombe? Mais, somme toute, pourquoi ne pas se laisser convaincre par le lièvre aux rutabagas promis par l’ami et prétendument venu de la grand-mère? Pourquoi continuer de lui préférer le traditionnel lièvre aux betteraves ?
Ces innovateurs jouent l’aïeule contre la tradition, et, sous couvert de religion filiale, sacrifient les vieilles recettes, celles qui ont fait leurs preuves et réservent les plus vifs plaisirs. «Exécrable snobisme, tranche Colette, et comment ne pas s’y reconnaître,(qui) veut déguiser la gourmandise française en un culte que la momerie déshonore».
Nous assistons dans le domaine de la gastronomie française à un phénomène analogue à celui qui s’observe dans le monde du théâtre, de l’opéra, des expositions: les scénographes emplissent de leur moi hypertrophié tout l’espace de la scène. Il ne s’agit plus de servir le chou ou la truffe, le vœu ou le turbot, pas plus qu’il ne s’agit de servir Racine ou Mozart, mais de s’en servir et de les enrichir!
J’espère avoir aiguisé la curiosité des lecteurs et susciter le désir d’aller lire Colette, lire ces trésors que sont Récriminations, Rites (tome III des Œuvres en «Pléiade»), Gastronomie, Vin et Fromages dans Belles saisons, enfin, sublime, J’aime être gourmande, que l’on retrouvera dans le recueil de textes que les Éditions de L’Herne publient à l’occasion de l’anniversaire, Paris, je t’aime!, lignes savoureuses consacrées au champignon de Paris ou à la truffe noire, la périgourdine «que nous obligeons à des mariages de déraison avec la fade poularde engraissée», «la ténébreuse, l’insoumise qui échappe à toute culture raisonnée».
Colette nous est également une formidable et truculente arme contre l’ascétisme contemporain drapé dans les atours des plus nobles causes. «Si j’avais un fils à marier, je lui dirais: Méfie-toi de la jeune fille qui n’aime ni le vin, ni la truffe, ni le fromage, ni la musique.» Avis à nos ayatollahs de l’écologie!
Sauver l’esprit français
Quelle plus urgente lecture que les textes que Colette a consacrés à la gastronomie française, aux fromages, au vin («Seule, dans le règne végétal, la vigne nous rend intelligible ce qu’est la véritable saveur de la terre») ?
Quelles armes plus massives contre les apôtres du véganisme, du January Dry et autres furibonds de la table rase au sens le plus propre du terme, d’une table vidée, épurée de toute bonne chère au profit d’ersatz de viande.
Avec quel œil sombre, Colette voit se lever, en 1935, ce qu’elle nomme «la terrible névrose de la maigreur» qui conduit les femmes, friandes de fromages cependant, à s’en priver par soumission aux nouvelles injonctions.
Avec quel mordant Colette peint Camille dans La Chatte (1933), qu’on pourra lire ou relire dans l’anthologie de dix chefs-d’œuvre sélectionnés et présentés par Antoine Compagnon, qui paraît en «Pléiade» à la faveur des 150 ans de la naissance de l’écrivain: «jeune fille d’aujourd’hui»,«Camille déjeune debout, en marchant. Elle mord dans une tranche de jambon maigre, serrée entre deux biscottes, et dans une pomme d’Amérique. Et elle pose et oublie, de meuble en meuble, une tasse de thé sans sucre.»
Jambon maigre, biscottes, thé sans sucre, diète d’un convalescent! Une pomme d’Amérique et non plus de Normandie… Une jeune fille d’aujourd’hui, vous dit Colette!
On pourrait m’objecter que, somme toute, cette affaire d’étoiles est affaire de privilégiés, indifférente au peuple français qui serait bien en peine de s’attabler à l’Hôtel de la Monnaie… Erreur, et double, car, et là encore Colette nous armera.
Sans doute, écrit-elle dans un magnifique texte consacré aux parfums et auquel j’ai déjà fait référence, «la moindre fillette de Paris (qui) tend au vent son petit nez susceptible, capte, nomme le parfum, ne pourra-t-elle s’offrir cette fragrance trop cher pour qu’elle puisse se l’acheter».
Il n’en reste pas moins qu’«à la fortune d’une essence en vogue, il ne faut pas seulement une clientèle de femmes fortunées, mais encore l’approbation populaire, l’assentiment d’une civilisation très vieille qui exerce, sur toutes chose de son ressort, la forme critique de son esprit». Au travers de Guy Savoy, c’est quelque chose de l’esprit français qui se trouve disqualifié… et le peuple français le sait et n’y consent pas ! ■
* Docteur en philosophie, Bérénice Levet est l’auteur de plusieurs ouvrages remarqués, comme Le Musée imaginaire d’Hannah Arendt (Stock, 2011) et La Théorie du genre ou le monde rêvé des anges (Le Livre de Poche, 2016). L’Écologie ou l’ivresse de la table rase (Éditions de l’Observatoire, 2022).
À lire….