Par Frédéric Rouvillois.
Cette tribune de Frédéric Rouvillois est parue dans le Figaro d’hier 20 mars. Nous n’avons rien à y ajouter sauf qu’elle est un rappel tout à fait bienvenu des règles de politesse et bonne tenue qui imprègnent – ou imprégnaient naguère – la société française traditionnelle. Qu’Emmanuel Macron s’en affranchisse parfois au-delà des limites admissibles abaisse la fonction présidentielle et ajoute au discrédit du régime républicain tout court.
TRIBUNE – Alors que les députés Insoumis ont entonné La Marseillaise pour empêcher la première ministre de s’exprimer vendredi, le professeur de droit public rappelle que l’incivilité est un vieux procès en politique. L’«anti-politesse» est utilisée comme une arme politique pour se démarquer du « système ».
Et maintenant, La Marseillaise, mugie dans l’Hémicycle par des députés qui n’en connaissent visiblement que le refrain et le premier couplet, pour empêcher une dame de parler! Et une première ministre, qui plus est! On aura tout vu, tout entendu, et on se dit en hochant la tête que, décidément, on est descendu bien bas! Et que tout fout le camp !
Sauf que l’on se trompe: car les relations entre politesse et politique – malgré la ressemblance entre les deux termes – ont toujours été complexes et conflictuelles: c’est en octobre 1870 que le grand poète Théophile Gautier déclarait à Edmond de Goncourt que «tout fout le camp avec la république!». En somme, les grossièretés, mauvaises manières, incivilités ou inconvenances commises par des élus qui devraient être des modèles de politesse ne datent pas d’aujourd’hui, ni même d’hier.
En 2008, par exemple, sous Nicolas Sarkozy, François de Rugy, alors tout jeune député écologiste, s’adresse timidement au bureau de l’Assemblée nationale pour lui demander d’autoriser les élus à se passer de cravate pendant l’été: et il se voit sèchement répondre que le port de cet accessoire vestimentaire est obligatoire dans l’Hémicycle, en raison de «la nécessité jusque-là observée d’avoir en toutes circonstances une tenue respectueuse des lieux» – et de ce qu’ils représentent, le peuple souverain s’exprimant à travers ses représentants. Mais c’est aussi en 2008 que le président de la République en personne, l’élu de tous les Français, profère le fameux «casse-toi, pov’ con», qui ne correspond pas exactement à ce que prescrivent les manuels de bonnes manières.
Dix ans plus tard, en 2018, son successeur à l’Élysée, Emmanuel Macron, semble a priori plus à cheval sur les convenances. En juin, au Mont-Valérien, il rappelle vertement, à un collégien qui l’avait apostrophé d’un «Ça va, Manu» un peu familier, qu’il devait se comporter «comme il faut», et donc s’adresser au chef de l’État en lui donnant du «monsieur le président de la République», ou à tout le moins du «monsieur».
Soucieux des symboles et des rites, Emmanuel Macron réclame que l’on soit poli avec lui et avec la fonction qu’il incarne – mais il oublie, quand ça l’arrange, de l’être avec les autres. C’est ainsi qu’il déclare en janvier 2022, avoir «très envie d’emmerder» les non-vaccinés, (ce que le New York Times traduit élégamment par «I really piss them off»), assurant en juillet, à propos des «Uber Files», «ça m’en touche une sans faire bouger l’autre», échangeant la cravate contre le col roulé ou contre rien du tout, et se laissant complaisamment photographier, dans le palais présidentiel, avec des musiciens transgenres torse nu ou des youtubeurs en sweat à capuche.
On répondra peut-être que ça n’est pas la même chose. Et, en effet, si les rapports entre politique et politesse s’avèrent complexes, c’est parce que la première se sert de l’autre. Elle s’en sert, soit en la respectant à la lettre, notamment pour discréditer des adversaires qui ne le feraient pas – en janvier 2022, à propos de la remarque sur les non-vaccinés, Marine Le Pen dénonce une «vulgarité» qui prouve que Macron «ne s’est jamais considéré comme le président de tous les Français» ; soit en jouant à la négliger. Ce que l’on appelle parfois l’«anti-politesse» est en fait une transgression volontaire, consciente et préméditée des règles de savoir-vivre, qui peut prendre diverses formes (le débraillé, la familiarité, la vulgarité, l’insulte, etc.) et qui vise deux objectifs principaux: sur un mode populiste, séduire le peuple en se comportant comme lui et en affectant de mépriser les «bonnes manières» des «gens comme il faut» ; ou, sur un mode révolutionnaire, montrer que l’on méprise le système, que celui-ci est effectivement méprisable, et qu’il faut le remplacer par autre chose. C’est à la jonction des deux que se situent le député LFI François Rufin, venant à l’Assemblée en 2017 en portant le maillot d’un club de foot amateur, ou Alexis Corbière, refusant en juin de la même année le port de la cravate et expliquant ne pas avoir «envie» qu’on lui impose «un code vestimentaire pour pouvoir entrer dans un hémicycle qui représente le peuple».
Pourtant, ce n’est pas parce qu’on a pris de mauvaises habitudes que celles-ci doivent demeurer éternellement. Lorsque Alexis Corbière oppose à la souveraineté du peuple un simple «code vestimentaire», il oublie volontairement de rappeler que ce code a un sens, une signification symbolique, qui va bien au-delà de la cravate. Sur un plan formel, la politesse n’est certes rien d’autre qu’une collection de règles purement conventionnelles, d’ailleurs susceptibles de varier dans l’espace et dans le temps ; mais, sur ce plan, comme le soulignait déjà Pascal, la législation n’est pas autre chose. En revanche, si on change d’angle de vue, on comprend qu’il ne s’agit pas simplement de simagrées et de gesticulations, de courbettes et de cravates: et que respecter ce code, c’est-à-dire les usages, les coutumes, les manières en vigueur à un moment donné dans une société déterminée, c’est montrer, à travers l’effort et la retenue que cela suppose, que l’on respecte ses semblables. Que l’on s’efforce de surmonter le droit du plus fort, la loi de la jungle et la part d’animalité qui est en nous, pour reconnaître à chacun ce qui lui est dû.
Or, à cet égard, la politique ne devrait pas être un lieu à part, un no man’s land de la civilité. On a rappelé plus haut la ressemblance entre les mots: étymologiquement, le terme de «politesse» semble renvoyer au verbe «polir», qui consiste à faire disparaître les aspérités, les causes de frottement et donc de conflits et de violence ; mais aussi au mot grec polis, «la cité», d’où vient en droite ligne le mot «politique». La politesse est donc l’art de rendre, au sein de la cité, les rapports aussi fluides et harmonieux que possible. Ce qui signifie que, lorsque les politiques négligent la politesse, non seulement ils entretiennent dans la société cette violence endémique que l’on qualifie pudiquement d’«incivilité», mais ils perdent eux-mêmes en autorité et en respectabilité. En un mot, ils scient, en chantant La Marseillaise, la branche sur laquelle ils étaient confortablement installés. ■
Frédéric Rouvillois est délégué général de la Fondation du Pont-Neuf et l’auteur de nombreux ouvrages remarqués. Il a notamment codirigé avec Christophe Boutin et Olivier Dard le «Dictionnaire du progressisme» (Éditions du Cerf, 2022).
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