Qu’Alain Bauer ait été Grand Maître du Grand Orient de France, fonction et obédience dont il a d’ailleurs démissionné pour désaccord il y a plus de quinze ans n’empêche pas qu’il développe ici et semble développer dans son dernier opus des analyses caractéristiques de la Realpolitik en matière internationale et qui ouvrent par exemple en matière d’histoire des Empires ou bien sur leur déclin et sur leur renaissance, d’hier et d’aujourd’hui. des perspectives lucides et intéressantes, en rupture avec les « nuées » en vogue, de type moralisateur ou émotionnel. Sans compter le poids des proagandes croisées, intenses. Cet entretien est paru dans le Figaro du 21 mars. On peut naturellement en débattre.
Entretien par Ronan Planchon.
ENTRETIEN – Dans son nouveau livre, l’essayiste et professeur en criminologie analyse les conséquences globales de la guerre en Ukraine. Il estime que nous sommes entrés dans un monde sans paix, où nous allons alterner cessez-le-feu, conflits et trêves.
La realpolitik, c’est le principe de la réalité, plus ou moins douloureuse. Mais la realpolitik n’a jamais échoué.
LE FIGARO. – «Voici donc venu le temps d’appréhender le monde tel qu’il est plutôt que de l’ignorer, de le comprendre plutôt que de le rêver, de le travailler plutôt que de le consommer», écrivez-vous. Les rêveurs ont-ils accouché du chaos en Ukraine et ailleurs ?
Alain BAUER. – Ma génération a vécu la chute du Mur et connu la guerre du Golfe ou le conflit Yougoslave. Mais dès 1989, pour des raisons consuméristes et globalistes (l’idéologie du «droit au bonheur» low cost), on a cru que plus personne n’avait d’adversaires ni d’ennemis mais uniquement des clients et des fournisseurs. L’Occident a cru que l’on vivait dans un Erasmus géant et que notre monde ressemblerait à une sorte d’auberge espagnole pour étudiants. Selon cette vision, les tribus, les nations et la foi n’existaient plus. Cette illusion a duré dix ans. En 1999, l’intervention de l’Otan dans un espace qui ne lui est pas naturel, la Serbie, aurait dû servir de leçon, mais nous n’avons pas su en tirer les conséquences. Par naïveté, on a cru à tort que cette intervention militaire était un accident, une bavure.
Le vieux monde occidental, au lendemain de la chute de l’Empire soviétique, s’était-il pris à croire à la fable rassurante de la «fin de l’Histoire» ?
Quand Francis Fukuyama publiait son article en 1989, cet intellectuel américain ne parlait pas de la «fin de l’Histoire» mais de la « fin d’une Histoire ». Il y a une erreur d’interprétation dans ses propos. Selon lui, on assiste alors à la fin de la confrontation de la démocratie libérale contre les régimes communistes: le capitalisme a gagné, c’est plié, mais il y aura quand même des petites frictions ici et là.
D’autres grands penseurs et stratèges estimaient que tous les grands empires finissent tôt ou tard par périr. De mon côté, j’ajouterai qu’à quelques exceptions près, les Mayas et les Aztèques par exemple, tout empire finit par renaître. Aujourd’hui, nous assistons à la renaissance des empires : l’empire chinois qui avait disparu pendant les guerres coloniales sous direction britannique, l’empire indien, mais aussi l’Empire ottoman, en pleine résurrection depuis l’arrivée au pouvoir du président Erdoğan. En outre, on assiste à une tentative d’affirmation d’un empire slavo-orthodoxe différent de l’ancien empire des tsars. La carte de la géographie du monde ressemble de plus en plus à celle d’un vieux Malet et Isaac dans les années 1930.
L’Occident a cru que sa victoire était définitive et absolue. Par un mélange de paresse et de foi irrationnelle en la grande économie globalisée, il ne s’est plus concentré que sur le business, au détriment de la souveraineté. Or l’histoire est toujours composée de phases dominantes et de phases déclinantes. Nous vivons aujourd’hui dans un cycle déclinant de l’Occident. Le vrai changement, c’est la multipolarité. Pendant très longtemps, nous étions dans une logique d’empires relativement stable. Les empires européens se battaient sous forme de coalition pour tenter de (re)créer ce qui était selon eux le cœur de l’Europe, une sorte d’Autriche-Hongrie sous oxygène. Depuis la chute du mur de Berlin, les autres empires ont décidé que leur heure était venue.
Au nom de la realpolitik, n’a-t-on pas aussi refusé de voir la réalité du régime de Poutine et ses ambitions ?
Contrairement à ce que l’on raconte régulièrement, l’Occident a mis tout en œuvre pour tenter de sauver l’URSS après 1989. Je donne accès dans le livre à de nombreuses notes diplomatiques qui montrent notamment que les Allemands étaient prêts à la neutralité contre la réunification ou que François Mitterrand imaginait supprimer l’Otan et le pacte de Varsovie pour créer autre chose… Vladimir Poutine a été l’interlocuteur le plus ouvert au dialogue avec l’Ouest.
Les années 2000 marquent un tournant. En 1999, au beau milieu de son vol vers les États-Unis, le premier ministre russe Evgueni Primakov a fait demi-tour en raison de la crise au Kosovo et de l’intervention de l’Otan. Il a affirmé l’avoir fait après une conversation avec le vice-président américain Al Gore l’informant de «frappes imminentes» contre la Yougoslavie. De cette désillusion terrible va naître la construction d’un antagonisme envers l’Occident. Puis la restructuration et le réarmement de la Russie. Pour les Russes, qui croyaient être les «méchants», la realpolitik fut de découvrir que l’Occident pouvait se comporter sans grand respect pour ses partenaires.
Par la suite, Vladimir Poutine a toujours affiché ses ambitions. En 2007, il prononce un discours lors de la conférence de Munich sur la sécurité, au cours de laquelle il s’en prend vertement à la politique des États-Unis, qu’il accuse d’unilatéralisme dans la gestion des affaires du monde. L’année suivante, il se rend au sommet de l’Otan pour répéter la même chose et tenter de trouver un compromis. Mais l’Occident ne réagit pas. Notre inaction n’est donc pas née d’un aveuglement mais plutôt d’une incompréhension. La realpolitik, c’est le principe de la réalité, plus ou moins douloureuse. Mais la realpolitik n’a jamais échoué.
La guerre en Ukraine n’est-elle qu’un début ? Sommes-nous condamnés à vivre perpétuellement entre conflits et intermèdes pacifiques ?
Je crois d’abord qu’on était jusqu’à présent dans un entre-deux-guerres et non dans une période de paix. Il ne faut pas confondre la paix et la trêve, le cessez-le-feu et la pacification. Sur le plan politique, la guerre en Ukraine ressemble de plus en plus à la guerre de Corée. C’est-à-dire un conflit gigantesque (des millions de morts), long, qui n’est d’ailleurs toujours pas fini. Séoul a été prise et reprise quatre fois. Les Américains comprennent que la masse est un problème qui surpasse les outils et innovations technologiques.
Comme en Corée, nous nous dirigeons vers une période où nous allons alterner cessez-le-feu, conflits et trêves, mais sans paix. Nous sommes entrés dans un monde sans paix. Certains autres conflits en Europe ne sont d’ailleurs pas tout à fait résolus et il suffit d’une étincelle pour qu’ils repartent: au Pays basque ou en Irlande, au Kosovo,… On ne sait pas ce qui va se passer dans les années à venir entre la Turquie et la Grèce ni dans l’enclave russe de Kaliningrad, source de tensions entre la Lituanie et la Russie. Idem en Moldavie ou en Géorgie. Les peuples veulent leur liberté et les États, préserver ou retrouver leur souveraineté. Pour sauver la paix, il faudra donc se préparer à cette guerre qui ne fait que commencer. ■
Alain Bauerest professeur au Conservatoire national des arts et métiers, responsable scientifique du pôle sécurité, défense, renseignement, criminologie, cybermenaces et crises. Il enseigne également à New York, Shanghaï et dans les écoles spécialisées. Il a publié de nombreux ouvrages sur les sujets de sa spécialité.