Par Jérôme Leroy*.
Cet article est paru hier 30 mars dans Causeur. Un article plutôt drôle par le style et l’humour du récit où se mêlent les soucis personnels – carrières et ambitions, fussent-elles, ces dernières, souvent dérisoires – et, malgré tout, les nécessités de gouvernement du Pays, l’obligation de faire en sorte que, malgré les « traverses », selon le mot de Louis XIV, « l’Etat demeure. » Même si ce dernier au fil des deux derniers siècles et sur un mode accéléré depuis quelques décennies, n’a jamais cessé bien longtemps de précipiter la France sur la pente d’un inexorable déclin. Ce qui n’est plus drôle du tout. L’article, volens nolens, nous fait toucher du doigt que, dans ce système politicien, Elisabeth Borne n’est pas grand chose et que, comme la réalité du Pouvoir politique suprême, quel que soit le régime, n’est jamais rien d’autre que monarchique, la solution à la crise actuelle ne tourne qu’autour de la personne d’Emmanuel Macron, ce qui n’a rien de rassurant. Et là se repose, pour nous, bien sûr, la question de fond du mode d’élection, de désignation, ou d’accession au pouvoir du Chef de l’Etat.
Celle que les médias nous avaient présentée comme une femme de gauche compétente et rompue au dialogue social survivra-t-elle à la réforme des retraites ? De toute façon, le premier choix de Macron pour Matignon, c’était Catherine Vautrin.
Elle n’était même pas le premier choix de Macron et elle s’attend à être remerciée d’un jour à l’autre, comme une intérimaire en CDD de très courte durée. « Première ministre », ce n’est pas une vie !
Matignon est un enfer. Celui qui y va le sait. Il y va par ambition, il y va pour incarner la majorité, il y va pour gouverner. Evidemment, il s’épuise, il se brise, il se frustre. On ne va pas faire l’inventaire des martyrs, qu’ils aient été remarquablement transparents (qui se souvient de Jean-Marc Ayrault ?) ou persuadés d’avoir un destin présidentiel, comme MM. Balladur ou Juppé. Aucun n’en est ressorti indemne.
Vous les femmes, vous le charme…
C’est encore un des charmes de la Ve République, cette Constitution qui n’était faite que pour De Gaulle, c’est-à-dire pour un géant qui savait résister à la tentation. À la tentation d’humilier un ennemi intime, par exemple comme Pompidou nommant Chaban ou Mitterrand nommant Rocard. Ou à la tentation de transformer le poste de Premier ministre en celui de « collaborateur » du président : Sarkozy avec Fillon et, nous en arrivons à notre tendre souci, Macron avec Elisabeth Borne.
Je n’ai rien contre Elisabeth Borne, je veux dire qu’elle n’a pas suscité chez moi de colère particulière. J’étais à l’image des millions de manifestants qui ont défilé pour la dixième fois mardi. Les manifestants ont bien compris la Constitution, eux. Les arguties du journalisme de garde n’impressionnent pas le docker de la CGT, l’infirmière de la CFDT, le cheminot de SUD ni même un homme que j’ai découvert à l’occasion de ce mouvement, François Hommeril, le patron de la CFE-CGC qui a eu cette sortie à la Michel Audiard: « Ce qu’on ne supporte plus, ce sont les leçons d’économie et les leçons de morale. Nous n’avons pas de leçons à recevoir de gens qui ne seraient même pas capables de faire tourner une pizzeria pendant trois mois. »
Maléfique
C’est cruel, mais au vu de l’incompétence et de l’inconséquence du gouvernement sur cette réforme, on peut penser qu’effectivement, ils sont plus aptes à s’embrouiller en direct sur la retraite minimale à 1200 euros, les carrières longues, celles des mères de trois enfants, j’en passe et des meilleures, que de vous servir une « Quatre saisons » mangeable sans faire couler le bastringue…
Cela n’empêche pas ce gouvernement, qui ne recule devant rien – même pas, comme M. Dussopt, d’instrumentaliser l’homophobie en disant que s’il est attaqué si violemment, c’est parce qu’il est gay – d’être prêt à faire porter à Elisabeth Borne la responsabilité de l’échec, histoire de se faire bien voir de son N+1 de l’Élysée. Matignon a ceci de paradoxal, de presque maléfique, que le poste attire encore et toujours malgré toutes les couleuvres qu’il faut y avaler.
Quand BFMTV s’extasiait devant la perle rare du Calvados
On a presque envie d’appeler à la pitié pour Elisabeth Borne. Comme les gens sont méchants et oublieux ! Souvenez-vous, c’était il n’y a pas si longtemps, juste après la réélection de Macron (quand Elisabeth Borne et d’autres, entre les deux tours, avaient déclaré leur flamme à Mélenchon au nom de « valeurs communes » avant de décider, quelque semaines plus tard, lors des législatives, que finalement, il valait mieux un élu RN que LFI). Comme ça s’extasiait sur les chaines infos ! Une femme ! Une femme de gauche ! Une femme de gauche compétente ! Une femme de gauche compétente et rompue au dialogue social. Bon, évidemment, pour les chiens de garde médiatiques, une femme de gauche, c’est une femme qui a travaillé dans le cabinet de ministres socio-démocrates, une femme compétente, c’est une femme qui a dirigé une grande entreprise publique en s’arrangeant pour qu’elle se transforme en entreprise privée et une femme rompue au dialogue social, c’est une femme qui veut bien parler avec la CFDT et l’UNSA pour négocier le poids des chaînes mais certainement pas avec les syndicats partageux.
On en oubliait presque qu’Elisabeth Borne était un second choix. Macron aurait préféré Catherine Vautrin, mais bon, Catherine Vautrin, la présidente LR de la Communauté urbaine de Reims, c’était un peu dur à avaler dans la macronie. Il y avait déjà Caroline Cayeux et Christophe Béchu, le gouvernement de la start-up nation allait finir par ressembler à la Manif pour tous… Et Macron aurait grillé la dernière cartouche pour faire croire qu’il n’était pas totalement de droite : celle de la grande tolérance sociétale. On va vous faire bosser jusqu’à 64 ans, mais si vous êtes une lesbienne en transition qui désire un enfant, c’est open bar ! Alors, de quoi elle se plaint, la caissière de la grande distribution en temps partiel imposé ?
Borne: le point d’étape
Donc, Elisabeth Borne. On lui doit au moins deux choses : primo, d’avoir évité à Macron le solipsiste d’annoncer sa réforme juste avant Noël et en pleine Coupe du monde. Secundo, d’avoir annoncé 64 ans plutôt que 65. Si par hasard, le mouvement social devait perdre, ce serait toujours un an de pris.
Et puis contrairement à d’autres excellences, Borne, elle, est allée prendre une circonscription dans le Calvados. Pas une difficile, mais tout de même, il faut saluer l’effort, effort qui n’a pas été demandé à Pannier-Runacher ou à Dupond-Moretti. Parce qu’il était évident que ces ministres indispensables allaient prendre une rouste, même dans des circo taillées sur mesure. Une fois confirmée à Matignon grâce à sa victoire locale, quelque chose me dit que pour Elisabeth Borne, rien ne s’est passé comme prévu. Elle avait sous-estimé la psychorigidité du boss, son obsession délirante à faire travailler deux ans de plus des Français qui font des arbitrages quotidiens entre plein d’essence et plein du caddie. Alors, elle a fait ce que n’a pas su faire Bérégovoy sous Mitterrand, ce qui l’a conduit à son suicide après la déroute législative de 1993 : se mentir à elle-même. Elle a dit que c’était une réforme juste, alors qu’elle n’était visiblement là que pour faire un clin d’œil aux marchés. Mais les politiques, hommes ou femmes, qui ne croient pas à leurs mensonges au moment où ils les profèrent, mentent mal. Et Elisabeth Borne a très mal menti, quelque chose vacillait soudain dans le regard bleu de la techno, quelque chose qui disait malgré elle, « mais c’est n’importe quoi cette réforme, c’est mal torché, ça ne va jamais passer ». Alors, elle a déplacé le problème. Le problème, ce n’était pas la réforme, le problème, c’était le désordre, l’obstruction des factieux de LFI, les députés LR aussi fiables que des traitres de série B, ces Français qui ne comprenaient pas que c’était une réforme de gauche, et ces syndicats de mauvaise foi.
Et maintenant, épuisée, alors qu’elle ne demanderait, d’après un écho du Canard, qu’à être débranchée, mais que les communicants macronistes, complètement idiots, veulent la faire tenir jusqu’en avril, histoire de lui faire dépasser la durée à Matignon d’Édith Cresson (comme si la France en pleine révolte en avait quelque chose à faire), Elisabeth Borne s’aperçoit que le problème, pour tous ses anciens amis, c’est elle. Qu’elle se console, si sa réforme ne passe pas, elle pourra prendre sa retraite le 18 avril prochain puisqu’elle aura 62 ans. A condition, bien sûr, que sa réforme ne passe pas… ■
écrivain et membre de la rédaction de Causeur. Dernier roman publié: Vivonne (La Table Ronde, 2021)