COMMENTAIRE – Ce grand entretien – réalisé par a été publié hier vendredi 31 mars, dans le Figaro. On le verra : sur bien des sujets, Christophe Guilluy va au fond des choses, distinguant ce qui, dans les phénomènes socio-politiques actuellement observables, tient de la technostructure du Système en place et ce qui tient des réflexes ou des réactions du Pays Réel comme on disait autrefois – ou même aujourd’hui en dépit des évolutions des dernières décennies. Le décalage en expansion rapide et continue entre les deux mondes – en bref, entre le Régime et les profondeurs du peuple français – devient le phénomène majeur et explosif du moment que nous vivons. En définitive, Christophe Guilluy souhaite un retour à la démocratie au sens de la participation et de l’assentiment populaires aujourd’hui confisqués. Nous aussi, en un tel sens.
GRAND ENTRETIEN – Et si la contestation de la réforme des retraites n’était qu’un épisode de plus d’un seul et même mouvement de révolte? C’est la thèse de l’auteur des Dépossédés (Flammarion). Les questions de la durée de cotisation et du montant des pensions sont évidemment importantes, explique le géographe. Mais la protestation s’inscrit dans une révolte plus vaste.
Cette révolte traverse toutes les démocraties occidentales: celle des classes moyennes et populaires s’estimant dépossédées à la fois sur le plan social, culturel et démocratique, argumente Christophe Guilluy. Bien qu’il soit encadré par les syndicats et les partis de gauche, le mouvement social est soutenu, selon lui, par une majorité ordinaire poussant à une lente recomposition politique dans le sens d’ «un retour à la souveraineté du peuple».
On gère, on appuie sur des boutons et, surtout on ne change rien : la mondialisation marchande ? on continue ; la métropolisation ? on accélère ; la gestion des flux migratoires ? on ne change rien.
LE FIGARO. – La protestation contre la réforme des retraites dépasse-t-elle désormais son enjeu initial, est-ce un nouvel épisode de ce que vous avez appelé la révolte des dépossédés ?
Christophe GUILLUY. – Elle s’inscrit en effet dans le même mouvement de contestation sociale, politique et culturelle qui traverse l’Occident depuis plusieurs décennies: celui des classes moyennes et populaires dépossédées (de ce qu’elles ont et de ce qu’elles sont) mais qui n’entendent pas disparaître. Ce mouvement se réactive, se réarme, à la moindre occasion: hier la taxe écologique, aujourd’hui les retraites, demain une élection ?
La contestation de la réforme des retraites n’est donc en effet qu’un nouvel épisode d’un seul et même mouvement. Pour les Français, cette nouvelle réforme des retraites est perçue comme la confirmation que le processus de dépossession se poursuit.
Dès lors, aborder cette question par le seul biais du rapport cotisants/retraités – ou, pire, par l’idée d’un joyeux avènement d’une société du temps libre et des loisirs – c’est passer à côté des ressorts profonds d’un mouvement de fond des sociétés, un mouvement fondamentalement moral.
Ce refus majoritaire de la réforme s’adresse tout autant au pouvoir qu’aux robots de la technostructure. Autonome, le mouvement des dépossédés n’est réductible ni au tableau de bord, ni à un camp politique. Il n’est pas arrêtable, ni programmable. Les dépossédés sont aussi des déprogrammés. Ils sont sortis depuis bien longtemps des logiciels de l’expertise politique ou médiatique. C’est ce qui fait la force de ce que vous appelez « révolte » qui n’est que l’expression de gens ordinaires qui se battent pour exister dans un monde décent.
Mais le théâtre des manifestations est bien celui des grandes métropoles et on y retrouve les acteurs traditionnels des manifs de gauche: syndicat, salariés du public, extrême gauche… Dès lors, peut-on réellement parler de révolte de la majorité? Est-ce par exemple comparable au mouvement des «gilets jaunes» ?
Vous vous trompez d’époque. Certes, contrairement aux «gilets jaunes», ce mouvement est encadré par les syndicats et les partis de gauche, mais cela ne signifie pas que nous soyons revenus au temps du programme commun! Nous sommes effectivement en présence d’une «sociologie de gauche» (surreprésentation des agents du service public, des étudiants) mais, à la différence des manifestations traditionnelles «de gauche», des salariés du privé souvent issus de milieux modestes ont grossi les cortèges, notamment dans les petites villes et villes moyennes de la France périphérique. Cette spécificité s’explique par le puissant soutien d’une opinion qui ne s’inscrit plus dans ce prisme gauche-droite.
La majorité ordinaire a depuis longtemps abandonné cette grille de lecture. Culturellement et politiquement les partis de gauche et de droite sont devenus minoritaires dans l’ensemble des milieux populaires (dans la France périphérique comme en banlieue). Ce constat est mortel pour les deux camps. Sans une redéfinition de leur cursus idéologique (en s’interrogeant notamment sur leur incapacité à parler aux classes populaires) le destin de ces partis (de droite comme de gauche) sera de servir de forces d’appoint aux deux courants dominants aujourd’hui dans le monde, « libéral-mondialiste » ou « étatiste-souverainiste ». Des courants, plus ou moins incarnés aujourd’hui en France par le macronisme et le lepénisme.
À cet égard, il est assez frappant de constater que les sondages montrent que la forte mobilisation «de gauche» contre les retraites bénéficierait in fine politiquement… au RN (en cas d’élections législatives anticipées).
Qui pousse cette recomposition lente? La majorité ordinaire. Elle ne prend pas forcément part aux manifestations de rue, mais, en restant ferme sur son diagnostic, elle modèle secrètement les débats. Libérée du carcan droite/gauche, elle « instrumentalise » ainsi toutes les contestations en soufflant dans le même sens, celui d’un retour à la souveraineté du peuple.
Emmanuel Macron fait une distinction entre la foule et le peuple. Qui est le peuple aujourd’hui ?
La foule et le peuple. Cela ressemble à un sujet de grand oral à Science Po ! On imagine bien que la résolution de cet exercice rhétorique est LA priorité de la majorité de nos concitoyens, surtout ceux qui sont à 10 euros pour finir le mois.
Mais, une nouvelle fois, la forme nous parle aussi du fond. Aujourd’hui, Emmanuel Macron nous propose donc de répondre à un exercice, une figure de style (on sent que le prix d’excellence a envie que les journalistes l’interrogent sur ses connaissances: qui est Gustave Le Bon? Qu’est-ce que le «peuple politique»?).
Ce n’est pas la première fois que le président du grand oral perpétuel détourne l’attention par des exercices rhétoriques. Pendant les «gilets jaunes» il avait mis en scène son agilité intellectuelle lors du grand débat. L’objectif était d’opposer la complexité du monde (des gens intelligents) au simplisme des revendications (des gens ordinaires).
Ces stratégies de communication (cousues de fil blanc) visent comme toujours à imposer la représentation d’une contestation minoritaire, segmentée, celle des marges radicalisées de la société, d’une foule de gens évidemment travaillés par des passions tristes. Cela flatte évidemment son électorat de « gens intelligents » (les médias adorent aussi) mais, c’est le plus important, permet d’alimenter la brume d’irréalité qu’il convient de diffuser dans les périodes où précisément les réalités sociales deviennent trop visibles.
Par ailleurs, vous avez souvent expliqué que la révolte des classes moyennes et populaires était, certes sociale, mais aussi existentielle. Concernant la réforme des retraites, les revendications n’apparaissent-elles pas avant tout matérielles ?
C’est la nature de toutes les contestations politiques et sociales d’aujourd’hui: portée par un instinct de survie, leurs ressorts sont matériels, mais aussi existentiels. Les questions de la durée de cotisation et du montant des pensions sont évidemment importantes, mais elles ne permettent pas d’expliquer le refus de cette réforme par deux Français sur trois.
La question est celle du sens. Réformer oui, mais pour aller où? Les Français ont le sentiment d’être une nouvelle fois embarqués dans un train dirigé par des conducteurs qui ne savent pas vraiment où ils vont. Quelle est la destination? Quel est le projet? Nous sommes en marche oui, mais vers où? L’impression d’être baladé vers nulle part est aujourd’hui partagée par une majorité de l’opinion avec le sentiment que la direction n’est pas la bonne. Une impression confirmée par le Conseil national des retraites qui prévoit une baisse du niveau de vie des retraités dans les années à venir et une explosion des retraités pauvres. Magnifique perspective.
Dans les autres pays occidentaux, le report de l’âge légal de la retraite a été globalement bien accepté. Dès lors peut-on vraiment dire qu’il s’inscrit dans un phénomène de recomposition des démocraties occidentales ?
Ah les fameux exemples étrangers! Pensez-vous que les classes populaires et moyennes allemandes, britanniques, italiennes, espagnoles ou américaines soient beaucoup mieux loties? Ne voyez-vous pas que quelque chose s’effondre partout en Occident ?
Tous les modèles ont été évoqués, copiés, analysés ; modèle par capitalisation, par répartition, anglo-saxon, scandinave, allemand, plus ou moins étatique, plus ou moins libéral, et le constat est le même dans tous les pays: nous nous dirigeons tranquillement vers une baisse du niveau de vie des retraités et une explosion du nombre de retraités pauvres quel que soit le modèle.
Il faut bien comprendre que sans un retour de l’emploi, sans réindustrialisation, sans création de richesses tous les systèmes de retraite sont condamnés. La réalité est que, dans ce système mondialisé où les classes moyennes occidentales sont « trop payées » et « trop protégés » (et donc les retraités « trop pensionnés »), les modèles de protection sociale et même l’État-providence sont condamnés.
Le 49.3 a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Est-ce parce que la dépossession que vous décrivez est également démocratique? Peut-on y voir un lointain écho au non français au référendum de 2005 ?
Bien sûr. Le détricotage n’est pas seulement social, mais aussi politique. Ce refus de prendre en compte le résultat du référendum de 2005 est effectivement le péché originel, le symbole de la dépossession politique. Cet événement a accéléré la montée de l’abstention, la défiance vis-à-vis des politiques et des médias. L’ironie de l’histoire est que les responsables de cette dépossession reprochent aujourd’hui aux classes populaires de ne pas voter, d’être dans l’anomie, le je-m’en-foutisme !
Il en va de même avec la démocratie locale. On se lamente aujourd’hui sur la dévitalisation de la démocratie locale sans se poser la question d’une dépossession politique organisée par la technostructure. La suppression de la taxe d’habitation (remplacée par des dotations), l’organisation des territoires autour de méga-bassines technocratiques (les intercommunalités non élues ou les grandes régions) et l’alourdissement des normes et des procédures (pour construire un simple local poubelle un maire doit se conformer à des dizaines de schémas ou directives) aboutissent logiquement au désengagement de la vie publique (pour information, la moitié des maires ne souhaitent pas se représenter en 2026).
Vous expliquez que ce que réclament les classes moyennes et populaires, c’est un changement de modèle. Mais existe-t-il une alternative ? Emmanuel Macron, comme la plupart des dirigeants européens, estime qu’il n’y en a pas ?
Si on devait évaluer les élites dirigeantes à leur capacité à innover, à se projeter, et surtout à «penser contre soi-même» (qualité indispensable si l’on souhaite servir le bien commun et accessoirement la majorité), on peut douter que nos dirigeants puissent encore être qualifiés «d’élites». Le TINA (There is no alternative) de Margaret Thatcher a plus de 40 ans ! Depuis? Depuis, rien ou presque, on gère, on appuie sur des boutons et, surtout on ne change rien : la mondialisation marchande ? on continue ; la métropolisation ? on accélère ; la gestion des flux migratoires? on ne change rien.
Et vous avez raison, dans le monde il n’y a plus guère qu’Emmanuel Macron (et les dirigeants européens) qui croit encore aux dogmes dépassés de la mondialisation heureuse (son côté conservateur peut-être?) et pense encore (comme dans les années 1980 donc, son côté vintage ?) «qu’il n’y a pas d’alternative».
Accepter cette rhétorique mortifère c’est accepter la destruction de notre industrie, la fin de notre modèle social, de notre mode de vie et enfin accepter de remettre notre destin dans les mains des marchés financiers ; rappelons à ce titre, que chaque jour, l’État passe son temps à quémander (toutes les 24 heures, donc!) la bagatelle de 740 millions d’euros !
Donc oui, heureusement, il y a des alternatives. Plutôt que d’initier une réforme des retraites (absolument pas urgente), le gouvernement pourrait s’attaquer à de véritables sujets.
D’ailleurs, pour exemple, je rappelle qu’il existe dans le monde des dirigeants capables de «penser contre eux-mêmes». Contre la doxa budgétaire, Joe Biden n’hésite pas à investir 2000 milliards de dollars dans les infrastructures de l’Amérique périphérique (qui a voté Trump) pour favoriser l’emploi américain. En Scandinavie, les élites socio-démocrates (contre leur croyance) ont élaboré une politique de régulation des flux migratoires.
Ces politiques pragmatiques ne visent pas à construire un monde idéal, mais à servir les intérêts de la majorité ordinaire (et les territoires qu’elle habite). Cela s’appelle la démocratie. ■
Oui, mais pour que la démocratie fonctionne réellement, il faut que trois facteurs soient réunis. Il faut que les citoyens électeurs aient une bonne capacité de discernement, ce qui suppose une éducation correcte, que la presse joue son rôle de dénicheur de vérités, et non pas un rôle de propagandiste, et que les dirigeants aient à cœur de faciliter le bien commun. Aucun de ces facteurs n’est actuellement présent, ni en passe de l’etre. Bien au contraire. D’où la solution royaliste.
C.Q.F.D