Par Jean Sévillia.
Commentaire – Cet article est paru dans le Figaro magazine de la semaine en cours. entretien est paru dans Le Figaro de ce matin. Il porte sur le terrorisme intellectuel sévissant aujourd’hui et limite l’analyse de ses origines à la période de l’après seconde Guerre mondiale. Naturellement, pour nous, le volontarisme totalitaire tendu vers l’objectif de construire – au forceps – l’homme nouveau, partant la société nouvelle, trouve son origine très en amont, dans la Révolution française génératrice presque mécaniquement de la Terreur qui frappa concrètement la France dans les années 1790 et qui fut, en effet, la matrice des totalitarismes contemporains. Sous forme dure ou plus ou moins molle… Nous ne l’apprenons pas à Jean Sévillia ni à nos lecteurs anciens, peut-être à ceux qui régulièrement nous rejoignent, dans ces colonnes ou d’autres appartenant à notre école de pensée.
ENTRETIEN – Dans une interview au JDD, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a dénoncé le «terrorisme intellectuel» de l’extrême gauche. L’historien, qui a écrit un livre sur ce sujet en 2000, revient sur la définition de ce concept.
LE FIGARO. – Dans un entretien accordé au Journal du dimanche, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin a fait polémique en dénonçant le «terrorisme intellectuel» de l’extrême gauche. Un concept que vous avez forgé dans l’un de vos livres justement intitulé Le Terrorisme intellectuel. De quoi s’agit-il ?
Jean SÉVILLIA. – En 2000, j’ai publié le livre Le Terrorisme intellectuel, afin d’analyser la manière dont la gauche a capté le débat d’idées, de l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui, et de montrer comment elle s’est progressivement assimilée au «camp du bien», reléguant la droite au « camp du mal ». C’est la gauche elle-même qui a déplacé ce curseur du bien et du mal. Dans leur référentiel, tout ce qui n’est pas de gauche est susceptible d’être fasciste. De Gaulle lui-même a été accusé de fascisme par la gauche, dans les années d’après-guerre. Ainsi, le principe du terrorisme intellectuel consiste à délégitimer l’adversaire dans le débat d’idées, en lui accolant une étiquette infamante, de façon à lui ôter le droit à la parole. L’objectif final est ainsi d’éliminer le débat par l’élimination d’un adversaire.
Où trouve-t-il racine ?
Le terrorisme intellectuel trouve ses racines dans l’après-guerre, lorsque la gauche s’est attribué le bénéfice de la lutte antifasciste. Elle a établi un raisonnement captieux, selon lequel, comme Staline a vaincu Hitler, les communistes sont nécessairement dans le camp du bien. Par conséquent, il ne pouvait pas y avoir de totalitarisme à gauche. On nous a parlé longuement, avec raison, des crimes du nazisme, mais ceux du communisme ont longtemps été passés sous silence et restent aujourd’hui souvent minorés. La logique est ensuite restée la même à gauche, tout en se modifiant légèrement en fonction des dominantes idéologiques du moment. Dans les années 1950, la principale tendance était le communisme stalinien, dans les années 1960, ce fut davantage le marxisme tiers-mondiste et la décolonisation, ensuite dans les années 1970, la gauche est devenue libertariste avec Mai 68, et dans les années 1980 l’idéologie droit-de-l’hommiste s’est imposée. À chaque fois, le mécanisme est le même, l’adversaire de l’idéologie dominante doit être diabolisé, interdit de débat, pour qu’il n’ait même plus le droit d’énoncer ses arguments. On lui accole l’étiquette de « fasciste », de « phobe ». C’est une forme de totalitarisme doux.
Dans L’Opium des intellectuels, Raymond Aron montrait pourquoi une grande partie de l’intelligentsia avait adhéré à l’idéologie communiste. Il mettait en avant les trois prestiges que la révolution procure à l’artiste : celui du non-conformisme moral, du modernisme esthétique et de la révolte. Ces ingrédients se retrouvent-ils aujourd’hui ?
Malgré quelques évolutions, on retrouve en effet des éléments persistants. Une des persistances est l’idée de « progrès », selon laquelle le futur est nécessairement meilleur que l’avenir, ce qui s’accompagne d’une diabolisation du passé. On retrouve également l’idée utopiste d’un homme nouveau, d’une société nouvelle ; l’idée des « purs et des impurs » ; ou encore l’idée léniniste d’une petite élite qui va porter le progrès pour tout le peuple…
Votre livre a été publié en 2000. Les choses ont-elles évolué depuis ? Le curseur ne s’est-il pas déplacé ?
Le paysage politique et idéologique a en effet beaucoup évolué. Dans les années 1990 nous étions dans l’espérance de « la fin de l’histoire », d’un monde nouveau, nous lisions Fukuyama, mais tout cela a été remplacé par de nouveaux nationalismes, de nouvelles partitions du monde et de grands changements dans le domaine anthropologique, avec de nouveaux enjeux, tels que l’idéologie trans ou l’intelligence artificielle. Mais le terrorisme intellectuel n’a pas disparu, il s’est même radicalisé. Il y a dix ans, tout le milieu intellectuel conservateur louait les avancées dans le domaine de la liberté d’expression, mais c’était illusoire. Le gaullisme et le programme du RPR dans les années 1990, qui n’ont pas grand-chose de fasciste, sont aujourd’hui marqués à l’extrême droite lorsque des politiques les reprennent à leur compte. De même pour CNews, une chaîne de télévision qui réunit « seulement » 2 % des téléspectateurs, qui est perçue par la gauche comme une chaîne quasi-fasciste vampirisant le débat d’idées. Évidemment, c’est très exagéré.
Le terrorisme intellectuel est-il seulement de gauche ? N’y a-t-il pas aussi une forme de terrorisme intellectuel centriste ou de droite qui entend lui aussi disqualifier ses adversaires ?
Bien sûr, on retrouve de tels phénomènes et mécanismes à droite. De même, le centre se revendique du bien sur un certain nombre de sujets. Mais, sociologiquement, cela reste bien plus fort à gauche. ■
Jean Sévillia est l’auteur de l’ouvrage « Le Terrorisme intellectuel. De 1945 à nos jours », Perrin, 2000.