PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Commentaire – Cette « chronique » est parue dans Le Figaro de samedi 8 avril. La question du sacré ou question religieuse se trouve posée de tous côtés en ce moment, au centre de la réflexion sur l’actualité, c’est à dire sur la crise profonde française, européenne, occidentale et finalement sur la crise de l’ordre mondial intégral, que nous sommes désormais conscients de vivre. Après Sonia Mabrouk, Patrick Buissonet bien d’autres, Alain de Benoist disait lui aussi, dimanche soir dernier, face à Rioufol, qu’aucune société ne peut se passer de sacré et de transcendance. L’Occident ne peut sans-doute gommer sans les plus grands dommages 2000 ans de chrétienté. Mais sa déchristianisation, la sécularisation des Églises, le ralliement avancé du catholicisme romain au monde moderne ou postmoderne, son effondrement subséquent, ouvrent un grand vide sans substitution. La réflexion sur ce sujet qui devrait être au centre des « soucis » contemporains ne fait sans-doute que commencer. Et Mathieu Bock-Côté s’y est engagé.
CHRONIQUE – L’effondrement de la matrice anthropologique chrétienne change radicalement notre civilisation.
La déchristianisation aura abouti à la déshumanisation.
On ne comprendra rien aux grandes querelles de notre temps si on s’interdit d’examiner leurs soubassements religieux. Des débats entourant l’identité sexuelle, qu’on associe à la théorie du genre, à ceux touchant la fin de vie, qui tournent autour du suicide assisté, en passant par ceux qui relèvent de près ou de loin la bioéthique, tous témoignent d’un basculement anthropologique violent, on pourrait aussi parler d’une révolution. Une conception de l’homme s’efface, une autre la remplace agressivement. Une société peut difficilement permettre la cohabitation en son sein de plusieurs anthropologies, surtout si elles sont contradictoires.
À l’échelle de l’histoire, on y verra tout autant de signes de l’effondrement de la matrice anthropologique chrétienne, qui assumait la finitude de l’être humain, naissant homme ou femme, et s’inscrivant dans une filiation qu’il avait la responsabilité de poursuivre pour la suite du monde, la question des fins dernières n’étant pas appelée à se poser dans l’ici-bas, et relevant davantage de la transcendance que de l’immanence. L’existence n’est jamais intégralement maîtrisable, transparente. Elle est indissociable d’une part de mystère, que la révélation est censée dissiper, sans jamais totalement y parvenir, la naissance relevant toujours de l’émerveillement, et la mort, du scandale.
La révolution religieuse des temps présents accouche plutôt d’une anthropologie de la toute-puissance et l’illimité. La modernité est généralement perçue comme une période de sortie de la religion. On se refuse de prendre au sérieux sa dimension religieuse, qui tient essentiellement dans sa tentation démiurgique. Il ne s’agissait plus seulement d’aménager le monde, de le transformer en tenant compte de ses insurmontables contradictions, logées dans le cœur de l’homme. Il s’agissait d’en créer un nouveau, d’en fabriquer un neuf, sous le signe de la désaliénation la plus totale. L’homme parviendrait à se libérer intégralement sur cette terre, il deviendrait à lui-même son propre créateur. On trouve là la matrice du totalitarisme.
On pourrait aussi parler d’un fantasme d’autoengendrement, qui s’accompagne d’une nouvelle révélation, l’être humain, pour se libérer de toutes les déterminations entravant sa liberté, revenant au magma originel, antérieur à la création, antérieur aussi à la division de l’humanité en sexes, en religions, en civilisations, en cultures et en nations pour se fabriquer lui-même à partir de sa pure volonté, devenue autoréférentielle, à travers une forme d’existentialisme fanatisé. Il décidera même de son sexe et espère parvenir à vaincre la mort, pour devenir enfin immortel, et même éternel. Avant d’y parvenir, il entend néanmoins maîtriser sa mort, et exercer sur elle une pleine souveraineté. Maître de sa naissance, il se veut maître de son dernier moment.
Transhumanisme
On n’exagérera pas en disant que la modernité a moins voulu congédier Dieu pour ramener l’homme à une taille microscopique désormais privé de sens qu’elle n’a voulu mettre l’homme à sa place, en lui promettant une forme de souveraineté universelle, censée se concrétiser par les promesses de la technique. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui le transhumanisme, qui relève moins de la science-fiction que de la prospective, la révolution entraînée par l’intelligence artificielle promettant un bouleversement intégral de la vie.
La question du corps devient ici centrale. J’ai évoqué la question de la théorie du genre. L’idée voulant que l’individu puisse choisir son identité de genre sans qu’elle ne soit déterminée par son sexe biologique montre bien que le corps est désormais traité comme une carcasse inutile, comme une technologie désuète. La vérité existentielle d’un individu serait purement virtuelle. D’ailleurs, la virtualisation intégrale de l’existence se présente comme le nouveau visage de l’émancipation. Dans l’univers virtuel, il peut renaître sous les traits qu’il souhaitera, et trouver une identité nouvelle, qu’il décrétera seule véritable. Il s’agira toutefois d’une existence fantomatique, spectrale, décharnée.
Car ces anthropologies ne sont pas également vraies. La nature humaine n’est pas qu’une théorie parmi d’autres mais une donnée existentielle, qui s’est dévoilée au fil des siècles, et qu’on ne saurait congédier sans condamner l’homme à devenir étranger à lui-même. Une promesse se retourne en son contraire: l’homme tout-puissant devient absolument aliéné. Il ne sait plus vivre, il ne sait plus mourir non plus, privé des rituels qui permettaient d’apprivoiser autant que faire se peut sa propre disparition, que le christianisme avait convertir en espérance. La déchristianisation aura abouti à la déshumanisation. La révolution religieuse de notre temps condamne l’homme à la pire des aliénations et promet, sous les traits d’un faux paradis, l’enfer sur terre. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois(éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] – le Le Nouveau Régime(Boréal, 2017) – Et La Révolution racialiste et autres virus idéologiques, Presses de la Cité, avril 2021, 240 p., 20 €.