Entretien réalisé par Nicolas Granié.
ENTRETIEN. Après la polémique qui a suivi la déclaration de Gérald Darmanin, lequel a dénoncé le « terrorisme intellectuel » de l’extrême gauche, Jean Sévillia, à l’origine de ce concept, revient sur sa généalogie. Selon lui, le terrorisme intellectuel n’a pas disparu et continue de délégitimer ses adversaires en leur collant des étiquettes infamantes.
Front Populaire : Dans une interview accordée au Journal du dimanche début avril, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a déclaré ne pas vouloir céder face au « terrorisme intellectuel » de l’extrême gauche. S’en est suivie une polémique, la gauche accusant le ministre de reprendre un concept d’extrême droite au vu, selon elle, du pedigree de celui qui l’a forgé, c’est-à-dire vous-même. Que répondez-vous à cela ?
Jean Sévillia : En effet, j’ai publié en 2000 un livre intitulé Le terrorisme intellectuel, qui était une étude d’histoire des idées de 1945 jusqu’au début du 21e siècle sur ce phénomène. Je ne pense pas être un homme d’extrême droite. J’ai fait toute ma carrière de journaliste au Figaro Magazine, un journal de droite assurément, mais je ne pense pas que mes racines ou mes convictions soient à l’extrême droite. Mais nous sommes précisément au cœur du terrorisme intellectuel, à savoir que c’est le principe même du terrorisme intellectuel d’empêcher le débat sur un certain nombre de sujets, de disqualifier et de délégitimer l’adversaire en lui collant des étiquettes infamantes, fabriquées de toutes pièces par ses apôtres.
Après la Seconde Guerre mondiale, le débat d’idées a été capté – aussi bien dans le monde intellectuel que dans celui de la culture – par la gauche. Celle-ci s’est attribuée le bénéfice de la victoire contre Hitler. Le discours était : « Nous avons vaincu le nazisme en 1945 grâce à l’URSS et Staline. Donc le communisme est dans le camp du bien. »
Les communistes fixaient alors le curseur, et décidaient de ce qui était admissible ou pas dans le débat politique. Au fil du temps, les dominantes idéologiques ont changé, mais la logique était la même. Dans les années 50, c’est le communisme de type stalinien qui prédomine. Puis dans les années 1960, l’idéologie dominante, c’est le tiers-mondisme et la décolonisation. L’anticommuniste est la bête à abattre ; c’est le fameux mot de Sartre : « Tout anticommuniste est un chien. » Dans les années 1970, le libertarisme, issu du mouvement de mai 68, va dominer. L’adversaire de la pensée soixante-huitarde devient un fasciste, un réactionnaire. Dans les années 1980, le droit-de-l’hommisme a pignon sur rue. Puis avec la chute des régimes communistes en Europe, nous avons dans les années 1990 une idée dominante qui est la fin de l’histoire, la fin des frontières. Le monde ne devrait être qu’une zone de libre-échange économique. Enfin, plus récemment, ceux qui ont fait campagne pour le « non » à Maastricht en 1992 ou le « non » au référendum sur le projet de Constitution européenne de 2005 deviennent les nouvelles bêtes à abattre, des gens qui sont considérés hors du « cercle de la raison ».
FP : A partir de ce constat, le terme de terrorisme intellectuel employé par Gérald Darmanin était-il justifié ?
JS : Je dirai que c’est une vision un peu réductrice du concept, parce qu’il évoque le terrorisme intellectuel d’extrême gauche vis-à-vis des phénomènes récents qui ont eu lieu sur le plan du maintien de l’ordre, à Sainte-Soline ou pendant les manifestations contre la réforme des retraites avec les Black blocs. Or pour ma part, j’étudiais comment fonctionne l’idéologie liée à ce phénomène dans le monde intellectuel, dans le monde des idées ou encore dans le monde médiatique.
FP : Vous avez retracé l’historique du terrorisme intellectuel. Aujourd’hui, comment se caractérise-t-il ?
JS : L’arrière-plan idéologique s’est modifié. Aujourd’hui, l’idéologie dominante est le wokisme, la « cancel culture ». Colbert devient ainsi une espèce de monstre, que certains ont comparé à Adolf Hitler. C’est assez effarant. Il y a une façon de retourner l’histoire, qui n’a rien à voir avec l’histoire réelle. C’est un discours idéologique, fantasmatique autour du passé, avec en toile de fond une espèce de haine de soi de la civilisation occidentale. L’homme blanc est devenu le coupable en soi.
A côté de ça, il y a toujours une domination de la pensée antiraciste, née dans les années 1980, notamment sur la question migratoire. Il n’y a pas de débat possible : si vous dites qu’il faut réguler l’immigration, on vous colle l’étiquette de « raciste ».
FP : Lorsqu’on regarde l’échiquier politique, on constate que ce terrorisme intellectuel n’a pas l’effet escompté au vu du poids politique de la gauche en France. Comment l’expliquer ?
JS : La manière dont on a diabolisé les politiques qui se revendiquent du gaullisme ou font référence au programme du RPR des années 1990 montre que le terrorisme intellectuel de la gauche n’a pas faibli. Mais en effet, les électeurs ne sont pas dupes. Les gens voient bien qu’il y a un problème migratoire, et l’impact désastreux du phénomène en matière économique, culturelle ou sociale, menaçant ainsi la cohésion de la société. Il y a un moment où l’idéologie a ses limites, où le mensonge médiatique ne mord plus sur la réalité.
FP : Le sociologue Mathieu Bock-Côté aime à employer le terme d’extrême centre et affirme que « la notion d’extrême centre est bien choisie pour décrire ce qui est effectivement une forme de totalitarisme ». Peut-on dire que le curseur du terrorisme intellectuel s’est déplacé vers la droite ?
JS : J’incline à penser que cela reste marginal, même si je ne nie pas une forme de terrorisme intellectuel du centre, avec un discours macroniste autoritaire sur l’Europe, sur l’international ou sur d’autres sujets. Mais la dominante idéologique reste pilotée par la gauche, en particulier dans le monde médiatique. Sur les questions de maintien de l’ordre, il y a une forme de complicité objective du monde médiatique avec la violence d’extrême gauche. Peu de médias ont par exemple évoqué le saccage de la faculté de Bordeaux. Si le moindre groupe d’étudiants de droite faisait un centième de ce que font les gens d’extrême gauche, cela ferait l’objet de réactions outrées tous les jours.
FP : Votre livre a été publié en 2000. Le terrorisme intellectuel a-t-il évolué dans la manière de s’appliquer ?
JS : La phase judiciaire a pris de l’ampleur. Aujourd’hui, on fait un procès pour un oui ou pour un non. Le moindre petit mot politiquement incorrect peut valoir à son auteur une convocation au tribunal. S’ajoute à cela le risque physique. Lorsque j’étais étudiant dans les années 1970, il y avait incontestablement de la violence. Je peux vous dire que le service d’ordre trotskiste ne rigolait pas. Cette violence, qui avait disparu un temps, semble revenir au sein des universités. ■
Jean Sévillia est historien, essayiste et journaliste. Il a notamment publié Les vérités cachées de la guerre d’Algérie (2018) et Historiquement incorrect (2011) chez Fayard, Histoire passionnée de la France (2013), Quand les catholiques étaient hors-la-loi (2005), Historiquement correct (2003) et Le terrorisme intellectuel (2000) aux éditions Perrin.
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