Par Jean-Paul Brighelli.
Commentaire – Cet article est paru dans Causeur le 13 de ce mois. Pourquoi « commenter » ce sur quoi on est d’accord ? Sur quoi on a déjà pris position dans le même sens ? Mais d’aucuns objecteront que ces lignes ont des relents de vieux pacifisme désarmeur. Des relents, des accents, c’est un peu vrai mais c’est aussi oublier Boutang : « À L’Action Française, nous sommes pour la paix ». Même quand la malheur est qu’il faut faire la guerre et ne pas la perdre, comme en 40. Restent les lucides qui n’ont aucune confiance en Macron et ne font aucun cas de ses propos, seulement de ses actes, s’ils suivent. Mais Jean-Paul Brighelli sait bien cela. L’essentiel est d’épargner à la France d’être embringuée dans une guerre menée pour compte d’autrui.
Jean-Paul Brighelli, choqué par l’unanimité des réactions après les propos d’Emmanuel Macron sur Taïwan, rappelle quelques vérités indispensables : la politique des blocs nous mène au désastre.
Macron provoque un tollé dans le Landerneau diplomatique
Savez-vous ce que sont les boomers ? Des gens, aujourd’hui sexa ou septuagénaires, qui ont une mémoire personnelle de la guerre d’Algérie, et une mémoire collective de celle du Vietnam. Ils ont vu, comme moi, leur père rentrer de 18 mois de crapahutage dans le bled, amaigri et taciturne, le regard lointain, plongé dans quelques horreurs indicibles. Ils ont vu, comme moi, de jeunes Américains brûler leur passeport, ou revenir à l’horizontale au cimetière d’Arlington — et des petites filles nues, à moitié brûlées au napalm, courir sur des routes bordées de rizières. Ils sont les derniers à avoir une certaine vision directe de la guerre.
Ils ont également un souvenir assez vif de Khrouchtchev tapant sur son pupitre, à l’ONU, à grands coups de semelle, le 12 octobre 1960.
Ajoutons qu’ils ont eu des grands-pères qui avaient participé directement à la Deuxième guerre, et parfois, comme moi, à la Première, heureux gagnants de deux guerres mondiales. Et qui leur racontaient, en les faisant sauter sur leurs genoux cagneux, ce que c’est qu’une vague de gaz moutarde dans des tranchées.
Alors, quand Macron — que j’encadre mal, par ailleurs — affirme dans une interview aux Echos qu’aujourd’hui, « le temps est militaire » et que nous, Européens, « devons nous réveiller, notre priorité n’est pas de nous adapter à l’agenda des autres dans toutes les régions du monde », un bon nombre de ceux qui savent dans leur mémoire intime, voire dans leur chair, ce qu’est une guerre, lui donnent raison.
Tollé dans le Landerneau diplomatique. Nous sommes retombés dans une logique (est-elle bien logique ?) de blocs où si vous n’adhérez pas à 110% à l’OTAN, vous êtes pro-russes. La grande idée de De Gaulle était de ne pas s’aligner aveuglément sur la logique de la guerre froide. Il a, l’un des premiers, reconnu la Chine de Mao — et la France, du coup, n’a jamais reconnu Taïwan comme un Etat : c’est une parcelle de Chine en sécession, aubaine pour les Américains qui disposent ainsi d’un gigantesque porte-avions terrestre juste en face de l’ennemi d’aujourd’hui. Cuba hier, Taïwan aujourd’hui. Les Grands font mumuse sur notre dos.
Etes-vous disposés à mourir pour Taïwan — ou à envoyer vos enfants y mourir ? C’est ainsi que se pose la question. Tous les partisans d’une aide militaire à l’Ukraine ont tous dépassé l’âge où ils pourraient aller s’opposer directement à Wagner — des poètes, ceux-là. Biden va-t-en guerre du haut de sa sénescence. C’est bien pratique, pour un vieillard, de décider que ses petits-enfants iront se faire casser la gueule sur des champs de bataille lointain. L’Irak ou l’Afghanistan n’ont pas suffi.
Quant à l’idée de sanctions économiques contre la Chine, elle est encore plus grotesque que les sanctions contre la Russie — qui nous ont plus appauvris qu’elles n’ont contrarié le Kremlin. Sanctionner la Chine, c’est s’exposer, dans les dix jours, à ne plus rien avoir à se mettre sur le dos, ni dans les carcasses de nos voitures en construction. Sans parler du reste. La mondialisation nous a mis à la merci des petits grands hommes jaunes, et, accessoirement, des moujiks.
Nous avons d’autres soucis que de suivre les Américains dans leur désir de réactiver la guerre froide en la réchauffant çà et là. L’opinion publique américaine est-elle par ailleurs favorable à récupérer des boys dans des caisses ? Ça m’étonnerait : les politiciens sont cette espèce méprisable qui prend des décisions qui ne l’engage pas personnellement. Et si nous devions dessiner une priorité, ce serait de dénoncer l’extra-territorialité du dollar et de la justice américaine, qui se croit tout permis.
Nous avons bien d’autres soucis. Il faut réindustrialiser le pays : pensez que le redémarrage du parc nucléaire va engloutir tout ce que nous avons d’ingénieurs fraîchement formés, et que pour le reste, l’habile politique éducative, qui consiste à former des élites qui se barrent à l’étranger dès qu’elles ont bouclé leur cursus chez nous à nos frais amène une carence de techniciens et de concepteurs de haut rang. Il faut donner à manger à un peuple qui en est aujourd’hui réduit à voler dans les supermarchés la viande qu’il ne peut plus s’offrir — et vous voudriez dépenser « un pognon de dingue » à construire des chars pour les offrir aux uns ou aux autres ?
Bien sûr que Macron, en jouant sur l’écho lointain du Général, en rappelant indirectement que le moment le plus glorieux des années Chirac fut le discours de Villepin aux Nations Unies refusant que la France s’engage dans la farce irakienne, fait du pied à la droite française, dont il a besoin dans les quatre ans à venir ! Bien sûr qu’il est, fondamentalement, un mondialiste heureux, au service de grandes sociétés ! Bien sûr que le déficit de la balance des comptes française fait le bonheur des banques, puisque nous ne pouvons plus frapper monnaie : et nous savons les liens affectifs de Macron avec le système bancaire. Tout cela est vrai — mais l’idée que nous serions forcés, par « solidarité » avec des gens qui nous méprisent, de mettre un pied dans la mer de Chine me bouleverse, moi qui ai vu, quand j’étais enfant, ce qu’est un revenant de guerre. ■