Par François Bousquet.
Ce vigoureux papier comme toujours pertinent et dérangeant venant de François Bousquet est paru le 25 avril dans Boulevard Voltaire. À l’heure des prétentions de certaines « élites » à construire « l’homme augmenté », c’est un terrible état des lieux des sociétés marchandes de la modernité tardive qu’aboutit un examen sérieux, réaliste et concret des comportements individuels et collectifs d’une part non négligeable des êtres humains. Jusqu’à l’état d’hébétude. N’y aura-t-il plus en dernière analyse d’autre « intelligence » qu’artificielle ? Mais nous savons bien que ce n’en est pas une…. Maurras, en un de ses rares moments de pessimisme radical, n’avait pas écarté l’hypothèse qu’il pût revenir à la démocratie universelle de masse, de « clore l’Histoire et de finir le monde ». On ne peut s’empêcher, quoique ce soit bien inutile, de se poser la question à la lecture de cet article – remarquable à tous égards.
Bienvenue dans Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, le nôtre désormais, où la cohésion sociale est assurée par le soma, une drogue de synthèse qui plonge les hommes dans un état d’hébétude. Soit l’Occident en 2023 !
L’homme moderne est un cocktail d’addictions. L’addiction, c’est même sa définition la plus chimiquement pure et concise. Homo toxicus, Homo adipus, Homo addictus. Aux écrans, aux jeux d’argent, aux glucides, à la « globésité », aux TOC, à TikTok, au Mac, aux Big Mac, aux réseaux sociaux, aux drogues dures, molles, naturelles ou synthétiques. Dans un livre non encore traduit, L’Âge de l’addiction, David Courtwright, un historien américain incollable sur les passions et les poisons, a retracé l’histoire de nos toxicodépendances.
Il a commencé sa quête lorsqu’il s’est rendu compte, au début des années 2010, que certains de ses étudiants, plutôt des garçons, joueurs compulsifs, séchaient les cours et voyaient leurs notes dégringoler parce qu’ils passaient le plus clair de leur temps devant World of Warcraft, un jeu vidéo de type médiéval-fantastique. Ils vivaient littéralement à travers leur écran nuit et jour comme des zombies. La seule chose qui les rattachait encore au monde « réel » était le meilleur allié du diabète, indispensable adjuvant des joueurs en ligne : des canettes de soda à portée de main. La canette est devenue, pour David Courtwright, le symbole de la dépendance.
En 2013, il tombe sur le cas d’une Néo-Zélandaise qui faisait la une des journaux de son pays parce qu’elle buvait quotidiennement environ dix litres de Coca-Cola™ jusqu’au jour où, édentée, elle est prématurément décédée d’un arrêt cardiaque.
En 2015, c’est un garçon de 19 ans, originaire de la province chinoise du Jiangsu, qui attire son attention : le jeune homme venait de se trancher la main pour guérir sa dépendance à Internet. En Chine, où il y a des camps de redressement pour à peu près tout, il y en a aussi pour « soigner » la dépendance des adolescents accro aux jeux vidéo. En France, on se contente d’organiser des stages de désintoxication numérique. Mais l’esprit est le même : il s’agit de soigner nos dépendances. Qu’est-ce qu’une dépendance ? Une habitude qui s’est transformée en mauvaise habitude.
Doper la dopamine
Alors, comment en est-on arrivé là ? C’est là que les analyses de David Courtwright sont passionnantes. Il émet l’hypothèse d’un capitalisme de nouvelle génération, qu’il appelle le « capitalisme limbique », du nom de notre système limbique : la zone émotionnelle de notre cerveau qui gère nos affects comme la peur, l’agressivité et, plus encore, l’économie du plaisir-déplaisir. C’est elle qui stimule la production de dopamine, la molécule associée à la sensation de satisfaction. C’est ce système de récompenses hormonales qui a permis à notre espèce de prospérer en gratifiant les comportements adaptés (boire, manger, se reproduire, etc.).
Le capitalisme limbique est un modèle d’ingénierie sociale qui mêle le conditionnement publicitaire, le neuromarketing de l’offre, le contrôle par les algorithmes et la stimulation de l’« hormone du bonheur ». Son produit dopant ? La dopamine. Cette économie de l’addiction ressemble à un piège évolutif, détournant à son profit un système archaïque de gratifications du cerveau.
Les travaux de David Courtwright rejoignent ceux de Michel Gandilhon. Lui est un Français qui travaille à l’Observatoire des criminalités internationales. Il publie, ces jours-ci, Drugstore. Drogues illicites et trafics en France aux Éditions du Cerf. Le drugstore de Michel Gandilhon n’a rien à voir avec ces commerces à la mode dans les années 1970. Son drugstore, c’est un grand magasin de drogues à l’échelle de la planète. Se rappelant les analyses de Marx et de Guy Debord, il décrit notre monde « comme une immense accumulation de drogues », que légitiment la sociologie progressiste et sa culture de l’excuse. Car, comme le dit l’inénarrable Geoffroy de Lagasnerie, « excuser, c’est un beau programme de gauche ». Ce philosophe et sociologue de gauche radicale, il faudrait l’encadrer : c’est, à lui seul, une mise à jour du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert.
La drogue, nouvel opium du peuple
La consommation de masse est un phénomène nouveau. C’est vrai de la drogue comme du reste. Certes, il y a eu des morphinomanes avant la Première Guerre mondiale ; des cocaïnomanes et des héroïnomanes dans l’entre-deux-guerres, mais c’était l’apanage d’une avant-garde artistique. De rituelle et occasionnelle, la drogue est ainsi devenue usuelle.
Il y a, en France, 18 millions de personnes qui ont consommé au moins une fois dans leur vie du cannabis, 5 millions au moins une fois par an et 900.000 chaque jour. On compte 2,1 millions de Français qui ont expérimenté la cocaïne, et près de 2 millions l’ecstasy. L’analyse des eaux usées montre que la cocaïne et l’ecstasy se consomment principalement les week-ends.
Depuis 2018, le trafic de stupéfiants est intégré dans le calcul du PIB. C’est dire si les pouvoirs publics ne sont pas près de l’éradiquer. D’autant que l’économie de la drogue a adopté tous les leviers de la société marchande : ubérisation des trafics, maritimisation, conteneurisation et externalisation des convoyages, livraison à domicile, recours aux dealers « Kleenex™ » (à la journée), féminisation des revendeurs, blanchiment au détail, en gros et demi-gros, depuis les kebabs jusqu’aux institutions financières de Dubaï.
Dieu sait si on a entendu le mot de l’écrivain Antoine Blondin : « On ne trinque pas avec une seringue ! » On se contente de trinquer, au sens le plus intransitif du verbe, c’est-à-dire de subir des désagréments. Alors, l’addiction, stade suprême du capitalisme et nouvel opium du peuple ? Apparemment. Ici aussi, Marx et Lénine ont donc perdu la guerre. ■