Par Gabrielle Cluzel.
Ce pertinent, drôle et en définitive juste papier de Gabrielle Cluzel – que nous retrouvons désormais régulièrement sur CNEWS (Merci, Monsieur Bolloré !) – est paru le 3 mai sur Boulevard Voltaire.
Faites entrer le (nouvel) accusé : Pablo Picasso. Il est d’usage, à droite, de porter un regard critique sur le mouvement MeToo. Ce nouveau puritanisme est pourtant intéressant, car comme tout retour de balancier, il est « réactionnaire » : une réaction à la grande fête du slip de Mai 68, ce coup de maître du patriarcat qui a fait croire aux femmes – ces naïves oies blanches – qu’il ferait tomber leurs chaînes, quand il les a, in fine, roulées bien serrées dans une ficelle à rôti, offerte à ses appétits comme une dinde de Noël. Patrick Buisson l’explique très bien dans son dernier livre Décadanse.
Picasso, c’est l’idole du XXe siècle par excellence, le génie, l’idole intouchable dans sa niche devant laquelle on dépose des cierges. Admirer Picasso ne relève pas du goût mais de la foi : en son for intérieur on a de sérieux doutes, mais dire sur France Culture que ses peintures cubistes sont moches revient à peu près à mettre en cause le dogme de l’Immaculée Conception sur Radio Notre-Dame. Et encore… Radio Notre-Dame a plus d’ouverture d’esprit. Si vous ne vous extasiez pas, c’est que vous êtes un plouc doublé d’une face de carême, un péquenaud n’aimant que le style pompier, un bouseux, un philistin, un béotien ; bref : vous n’y connaissez rien, shame on you.
Au-delà de l’art, il n’était pas même permis de toucher à sa personne. Communiste, engagé contre Franco, il avait tous les sacrements et toutes les onctions pour être porté aux nues par la gauche réunie. Sublime, forcément sublime, comme dirait Marguerite Duras. Sauf que force est de constater, à l’occasion du cinquantenaire de sa mort (il s’est éteint le 8 avril 1973), que Picasso était sans doute le « Harvey Weinstein de son époque », selon l’expression de l’artiste contemporain islando-danois Olafur Eliasson.
« Peut-on aimer l’œuvre de Picasso quand on connaît son comportement violent ? », s’interroge Slate, en ce mois anniversaire. « Picasso viole d’abord la femme, puis on travaille », racontait, en 1974, sur France Culture l’une de ses anciennes maîtresses Maire-Thérèse Walter (impossible de dire, donc, qu’on vient de le découvrir !). Pour la « podcasteuse » féministe Julie Beuzac, qui s’est fait une spécialité d’analyser la vision féministe de l’histoire de l’art occidental, et qui a même pour cela reçu un prix Radio France, « le viol est omniprésent dans l’œuvre de Picasso, notamment à travers la figure du Minotaure qu’il présente sur ses toiles comme un alter ego ». La jeune femme le qualifie carrément de « grosse ordure » et s’étonne candidement : « J’ai fait six ans d’études d’histoire de l’art. Pendant ces six années, on m’a parlé de Picasso un nombre incalculable de fois mais on ne m’a jamais parlé de tout cela. »
La parole se libère : la brutalité qu’il exerçait sur ses compagnes nourrit ses tableaux. Le cubisme déstructure les femmes, les lacère, les disloque, les démembre par la peinture… « À chaque fois qu’il quitte une femme, il revient à une période plus cubiste, même beaucoup plus tard dans son histoire, pour la casser sur la toile », explique Sophie Chaveau, auteur, en 2020, de Picasso le Minotaure.
Picasso a collectionné les conquêtes, toujours plus jeunes. Compte tenu de l’âge de Marie-Thérèse Walter (17 ans, quand Picasso en avait 45), Julie Beuzac parle même de « pédocriminalité ». Et Picasso les persécute. De mille façons. Nombre d’entre elles en ont témoigné, certaines se sont suicidées.
Mais il est encore d’autres icônes à déboulonner. La cancel culture est finalement un exercice assez plaisant. Sur le terrain de la littérature, cette fois : Jean Genet. Le bad boy adulé, présent encore cette année au programme de l’ENS : un médecin expert auprès du tribunal l’avait diagnostiqué « atteint de cécité morale ». Jean Genet veut réhabiliter les criminels. Et dans Miracle de la Rose, Jean Genet décrit avec délice et allégresse un vol avec effraction, qui est en fait un viol, en le magnifiant comme si c’était un acte héroïque. Jean-Paul Sartre, dans Saint Genet, comédien et martyr, écrit que « chez Genet, la souffrance est le complément nécessaire du plaisir de l’autre ». Sartre savait. Comme Beauvoir. Eux aussi ne perdent rien pour attendre. Le voile se déchire doucement et MeToo n’y est pas, reconnaissons-le, complètement étranger. ■
bravo pour le courage,la lucidité de gabriele cluzel! merci de publier cet article
savez-vous ou je puis lui ecrire,
Je ne suis ni fan de Picasso, auquel je reconnais quand même un certain talent, ni de ses tableaux destructurés. Je ne m’immiscie pas dans sa vie privée tumultueuse, à la limite de la frénésie sexuelle, pour conjurer la mort, mais parler de pédo-criminlaité pour une jeune fille de 17 ans me paraît aller un peu loin loin.Naïvement je voyais la barre plus jeune. Cet article sent un peu trop le règlement de comptes. Désolé.
@Henri : Il me semble que tu as mal compris l’esprit de l’article : elle ne se prononce pas sur le talent – certains disent le génie – de Picasso. Elle s’en fiche et toi et moi aussi.
Elle note simplement que les « vaches sacrées » commencent à être déboulonnées. Elle évoque – à venir – Genet, Sartre et Beauvoir. De notre génération qui ne peut dire qu’il était absolument impossible, sauf à passer pour un con borné, qu’on n’appréciait pas ces figures tutélaires.
Dans un autre sens, on peut voir les choses au pire : plus personne ne respecte plus rien. Lorsque nos ennemis sont jetés dans la boue, ça nous amuse et ça nous plaît. Mais quel monde est fait de ce refus majuscule de tous ?
Pierre, je suis d’accord, simplement j’aurais été plus précis, comme toi.
Ne pas tout mélanger dans la même salade : Picasso ne savait plus peindre et œuvrait exclusivement pour la gloire et le snob confort, en se moquant délibérément du monde, de son propre aveu, dans une lettre à Giovanni Papini, qui connut une petite notoriété, quoique certains eussent catégoriquement nié son authenticité, sans jamais avoir pu le démontrer.
Sartre et Beauvoir ont passablement été menteurs, d’une part, mais, pis que cela, ils ont bâti de toutes pièces des «éléments de langage» dont tout un chacun continue de se servir pavloviennement, aujourd’hui, éléments de langage sans signification réelle autre qu’idéologique – par exemple le concept d’«intellectuels», en tant que pékins appartenant à une pseudo élite «éclairée», mais POLITIQUEMENT éclairée, c’est-à-dire, acquise à une espèce de bolchevisme mental et militant, «bolchevisme» adapté selon les propagandes destinées à tel ou tel autre peuple (voir à ce dernier sujet «Le Viol des foules» de Serge Tchakotine, d’une part, et les travaux de Yan Moncomble sur le sujet).
Quant à Jean Genet, à ne pas mettre dans la même charrette, s’il vous plaît ! Trois chefs-d’œuvre : «Notre-Dame des Fleurs», «Le Miracle de la Rose» et «Le Condamné à mort», avec, en supplément, le très intéressant «Journal du voleur», qui apporte des précisions sur son état d’esprit particulier… Certes, il n’était guère fréquentable, à bien des points de vue, effectivement, «Querelles de Brest» est «imbitable», comme dirait Pierre Builly et, cette fois, par une espèce d’antiphrase pleine d’à-propos, si j’ose dire… Je passe sur d’autres textes que j’ai seulement feuilletés et je ne parle pas de son théâtre, qui me dégoûte ; seulement, voilà… Genet lui-même se plaisait à dire qu’il avait écrit deux romans «sincères» (j’ai mentionné les titres) et que le reste n’était que de la contrefaçon à destination des imbéciles qui s’en gargarisaient. Genet était passablement méchant avec ses contemporains ; par exemple, pour les troupes allemandes défilant sur les Champs-Élysées, il déclara publiquement que ce spectacle lui «avait fait plaisir»…, il disait préférer la SS aux bourgeois… Mais, ce qui est étrange, tient à ce que, quoi qu’il eût bel et bien et très pratiquement «couché avec l’Allemagne», en les personnes d’un pilote de panzer et de quelques autres troupiers de la SS, jamais personne ne le lui a reproché, du moins à ma connaissance.
Voilà une citation, tirée de «Notre-Dame des Fleurs» : «L’idée royale est en ce monde, si l’homme ne la détient par la vertu des transmissions charnelles, il doit s’en saisir et s’en parer, afin de n’être pas trop avili à ses propres yeux.»
Genet était furieusement en «révolte contre le monde moderne», plus à la manière d’Evola qu’à celle de Guénon, c’est absolument certain, cependant, il était habité par la hantise de Dieu, à tel point que, dans les exercices les plus triviaux du quotidien, il lui arrivait de se sentir «possédé» par la Présence divine et, quand il en parlait, comme ses interlocuteurs étaient de piètres gens, la colère lui venait à l’esprit parce qu’il n’était pas entendu. J’ai en tête une anecdote qui m’a été rapportée directement par une proche des satanés Sartre-&-Beauvoir – en l’occurrence, Christiane, la seconde épouse de Francis Jeanson –, anecdote trop longue pour être rapportée ici, mais dans laquelle il apparaît que l’«incrédulité» d’un simple chauffeur de taxi mis Genet hors de lui-même, au point qu’il exprima un désespoir absolu et colérique.
En plus du génie littéraire qui fut le sien, Genet était habité par une métaphysique qui n’a jamais cessé de le secouer et, certainement, de le surprendre, venue à lui «comme un voleur», dit-on dans l’Évangile… L’éborgné saloupiot et vaniteux Popaul Sartre l’avait si bien compris que, pour détourner l’«événement culturel», réellement contre-révolutionnaire pour ce milieu abject, il para le coup en disant «saint» Genet, à tel fin de rendre aussi borgne que lui tout individu susceptible de se faire à l’idée qu’il y eût ici donnée spirituelle… D’où le plaisir que lui procuraient les strictes cochonneries concoctées à exclusive fin onanico-cérébrale des invertébrés par l’interlope poète, lequel subvenait à ses besoins quotidiens d’existence à la seule force de son dégoût désespéré pour cette gentaille.
Enfin, la langue du romancier et du poète est un des plus beaux français littéraires du XXe siècle, ce n’est pas tout à fait rien.
Je. crains d’avoir du mal à me faire comprendre, ou plutôt à faire comprendre ce que j’ai compris du billet de Gabrielle Cluzel.
On peut apprécier – ou non – Picasso, Sartre, Beauvoir, Genet et – pourquoi pas Marguerite Yourcenar, Marguerite Duras, Michel Foucault et des dizaines d’autres. Affaire de sensibilité et tutti quanti.
Mais tous ces noms cités sont – je le répète , pour l’opinion commune, des statues intouchables. Si on commence à les déboulonner, ça peut être très bien… seulement toute table rase a un risque : celui de déboulonner aussi artistes, écrivains que nous jugeons, nous, de qualité.
La Révolution dévore ses propres enfants… eh ben tant mieux ! A nous de produire autre chose, à la fois meilleur et plus durable.