CRISE DÉMOCRATIQUE !
Entretien avec Martin Gurri.
Cet entretien qui mérite attention est paru dans Atlantico le 8 mai. Outre qu’il apporte sur la situation française un regard extérieur appréciable à prendre en compte, sans pour autant le partager nécessairement – fût-ce un peu ou (presque) pas du tout – ce qui nous intéresse particulièrement dans le propos de Martin Gurri c’est son diagnostic sur « l’illégitimité » de tous les Pouvoirs d’aujourd’hui. Dans le fond, il ne fait que rejoindre là-dessus le sentiment instinctif des peuples. Dont le nôtre, qui l’exprime à l’extrême, aujourd’hui. Que la démocratie ait besoin de citoyens vertueux est le fond même de sa fragilité, voire de sa naïveté. Notamment en France où elle procède d’une révolution contre soi-même et se mue par nature même en religion de substitution. Mais la perspective de la pichenette qui suffit à renverser le régime n’est pas, bien sûr, sans intérêt !
Selon l’ancien analyste de la CIA qui avait prédit les Gilets jaunes, les institutions ont subi une telle hémorragie de légitimité que tout événement -même symbolique- peut provoquer la colère.
Martin Gurri : « La mobilisation anti-réforme des retraites n’est pas une révolte sociale mais une bataille rituelle entre les élites et leurs clients ».
Atlantico : La situation politique et sociale française est tendue. Les mobilisations du 1er mai ont été particulièrement suivies et marquées par des violences. Comment les citoyens d’outre-Atlantique perçoivent-ils la situation ? Quel est votre regard personnel sur cette crise ?
Martin Gurri : La politique française, qui s’appuie sur une rhétorique révolutionnaire et une attitude profondément conservatrice à l’égard du changement social, est difficile à décrypter pour un observateur extérieur. À un moment donné, les confrontations deviennent toujours théâtralement violentes. Des barricades sont érigées ou des voitures incendiées. Le résultat peut être une défaite de la classe dirigeante, comme en 1789, en 1848 et en 1968, ou une impasse durable, comme cela a été le cas plus récemment.
Entre ces deux extrêmes, un conflit portant sur deux ans d’augmentation de l’âge de la retraite semble relever davantage du théâtre que de la réalité, surtout lorsque les parties en présence – le gouvernement et les syndicats – sont toutes deux totalement investies dans le système actuel. Il s’agit d’une lutte pour le partage de ressources en diminution entre des institutions puissantes qui contrôlent déjà une grande partie de la richesse du pays.
Le problème est qu’aujourd’hui, il n’est pas nécessaire d’avoir une crise existentielle pour provoquer la chute du régime. En 2019, les Chiliens ont renié une constitution démocratique et une économie florissante pour une augmentation de 5 % du coût des transports en commun. Parce que les institutions politiques ont subi une hémorragie de légitimité pendant des décennies, la crise existentielle est maintenant une condition endémique, et tout événement symbolique peut provoquer la colère du public non institutionnel – les personnes périphériques, les proto-Gilets jaunes qui n’ont aucun intérêt dans le système – et faire exploser une révolte authentique.
Les causes immédiates de ces éruptions des profondeurs sont opaques. C’est ce qui rend ces révoltes totalement imprévisibles. On ne peut pas savoir à l’avance si la France de mai 2023 est dans une situation prérévolutionnaire. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que c’est possible – et, à mon avis, rendu plus probable par la marginalisation du pouvoir législatif par Emmanuel Macron dans la poursuite de la réforme des retraites.
Vous posez la question de l’opinion des Américains sur les événements en France. Je crains que nous, les Américains, ne soyons en proie à un sentiment d’étroitesse d’esprit – notre opinion sur de telles questions a très peu de valeur. Je suis à peu près certain que l’administration Biden soutient Macron, ne serait-ce que parce qu’elle identifie Marine Le Pen à Donald Trump, et que le seul aspect cohérent de ce gouvernement est sa croisade anti-Trump et anti-populiste.
Il y a le sentiment d’un conflit de légitimité, opposant deux légitimités, celle d’Emmanuel Macron et du vote parlementaire contre celle de la social-démocratie, des syndicats et de l’opinion publique. Comment faire face à cette impasse ?
C’est le spectre de l’illégitimité qui doit inquiéter les démocraties actuelles, dont la France fait partie. La Vème République est en crise structurelle. Ses institutions représentatives ne sont pas perçues comme représentant réellement les électeurs. Aucune autre coalition ou organisation ne peut combler ce vide. Les syndicats veulent simplement obtenir des avancées pour leurs propres membres : la « social-démocratie » n’est qu’une expression. L’opinion publique est extrêmement instable. Un événement marquant – un attentat terroriste, par exemple – la fera basculer dans une nouvelle direction.
Cette impasse ne se limite pas à la France. Elle est mondiale. Si je savais comment y remédier, je ne serais pas en train d’écrire pour Atlantico – je mènerais une vie de milliardaire dans mon manoir de Tahiti. La solution générique est assez évidente : si vous faites face à une crise structurelle, vous avez besoin d’une réforme structurelle. La Ve République doit être soumise à une reconfiguration drastique. Mais le diable est dans les détails…
Qu’est-ce qu’Emmanuel Macron ne comprend pas dans le conflit en cours ? Qu’est-ce que les Français ne comprennent pas ? Y a-t-il une double faute ?
C’est une bonne question. Je m’interroge souvent sur la prise de conscience des dirigeants actuels des nations démocratiques. Ils semblent venir d’un autre temps et d’un autre lieu, utilisant des mots qui ont depuis longtemps perdu leur sens, substituant une sorte de nostalgie rhétorique à des politiques réelles. Joe Biden, dans mon pays, ressemble à l’une de ces momies égyptiennes qui reviennent à la vie dans les films hollywoodiens. Macron est un homme beaucoup plus jeune, mais son manque de conscience de soi frise la pathologie. Aux États-Unis, nous dirions qu’il présente des symptômes qui s’inscrivent dans le spectre de l’autisme.
Macron est une créature née de la confluence de la fracturation des institutions et de la féroce soif de changement de l’opinion publique. Il a d’abord été élu comme un agent de la « révolution », puis s’est drapé dans les habits monarchiques de la Ve République. Aujourd’hui, son idée de « renaissance » est d’ajouter deux ans à l’âge de la retraite. Comme la plupart des dirigeants élus aujourd’hui, il utilise de très grands mots mais vit dans un monde de détails technocratiques minutieux – je suis raisonnablement certain qu’il considère le conflit actuel comme un « problème » technocratique qui doit être « résolu » d’une manière ou d’une autre. La crise de légitimité, la possibilité d’un effondrement institutionnel, tout cela est loin de son champ de vision.
Les Français, eux, descendaient dans la rue pour renverser les monarques et les tyrans ou pour défendre une cause forte. Aujourd’hui, le conflit est totalement défensif. Il ne s’agit pas de faire avancer quoi que ce soit : les gens veulent simplement conserver ce qu’ils ont. Il s’agit d’une tentative d’ériger une ligne Maginot autour du contrat social – et les Français sont rarement à leur meilleur dans de telles circonstances.
Eddy Fougier a diagnostiqué trois grandes crises : la crise liée à l’urgence climatique, la crise du vivant et la crise de la démocratie. Dans les trois cas, deux camps apparemment irréconciliables s’opposent (développement économique contre protection de la planète, protection de la vie contre sécurité alimentaire, efficacité de l’action politique contre renouvellement démocratique). Dans ce contexte, qui pourra concilier les injonctions contradictoires du monde de demain ?
Je pense que les antithèses d’Eddy Fougier mettent effectivement en lumière les contradictions contemporaines mais qu’il faut jamais renoncer à marteler que ceux qui opposent développement économique et protection de l’environnement présentent un faux choix. Nous pouvons développer l’économie et produire suffisamment de nourriture pour tous les habitants de la planète tout en protégeant l’environnement et en relevant les défis posés par le changement climatique. Penser autrement, c’est s’engager dans le type d’apocalyptisme dépressif qui est si répandu de nos jours et dans lequel les Français, pour une raison ou une autre, ont toujours excellé.
La question de l’efficacité par rapport à la démocratie dans le gouvernement est un peu plus complexe. Il ne fait aucun doute que les gouvernements démocratiques d’aujourd’hui sont manifestement inefficaces, mais cela nous amène directement à deux observations. Premièrement, la démocratie n’est pas nécessairement inefficace, il se trouve simplement que nous vivons un âge d’or de l’incompétence. La piètre qualité de nos élites dirigeantes et la crise de la légitimité institutionnelle, que j’ai évoquée, sont largement responsables de cette situation.
Deuxièmement, l’incompétence est virale et universelle. Il n’existe pas de systèmes rivaux qui aient prospéré à l’ère numérique. Le poutinisme, qui n’a jamais été un modèle pour les nations, a fait naufrage sur le rocher de la guerre d’Ukraine. La Chine, autrefois chouchou des intellectuels parce qu’elle faisait rouler les trains à l’heure, est confrontée à un désastre démographique, au désinvestissement de l’Occident et à l’échec et à l’impopularité de la politique du « Zéro Covid » – autant de conséquences des décisions incompétentes prises par le régime.
L’échec afflige les gouvernements modernes sous toutes leurs formes. C’est ce que je veux dire lorsque j’affirme que la crise est structurelle. Nous ne sommes pas organisés de manière compétente pour gérer les conflits et les collisions du 21e siècle – l’incompétence du gouvernement démocratique en découle logiquement et ne devrait pas nous surprendre.
Comment la politique démocratique peut-elle encore jouer son rôle et être efficace dans une société aussi divisée et fragmentée ?
La démocratie n’est pas une religion ou une école philosophique comme le platonisme ou le stoïcisme. C’est une façon de traiter, pacifiquement, les contradictions qui affligent toute société.
À l’ère de l’internet, les contradictions internes sont accélérées et exagérées. Ce que Jonathan Haidt a appelé « la fragmentation de tout » se heurte à un État démocratique centralisateur qui fonctionne encore selon les principes obsolètes de l’ère industrielle. Pourquoi un pays de 67 millions d’habitants devrait-il exiger que tout le monde prenne sa retraite au même âge ? C’est l’État qui imite la chaîne de montage. Chaque mouvement doit être synchronisé et contrôlé d’en haut. Mais le public, habitué à la flexibilité et à la personnalisation du web, attend la liberté de prendre ses propres décisions, sur la base de ses propres critères. Et pourquoi pas ? Voici un exemple de réforme structurelle : personnaliser le système de retraite. Il suffit d’un peu d’ingéniosité et d’innovation.
La vie sociale actuelle est un curieux mélange d’angoisse et de narcissisme. Submergés par le tumulte des conflits incessants, nous luttons désespérément pour attirer l’attention sur nous-mêmes, ne serait-ce que pour prouver que nous existons. À cet égard, le selfie et le tireur dans une fusillade sont différents dans leurs conséquences, mais identiques dans leurs intentions. Le public en grand nombre a perdu le chemin du « ergo sum » cartésien.
Je terminerai donc par un sujet qui me met quelque peu mal à l’aise : la moralité. La démocratie dépend du courage et de la maturité morale du citoyen. Si l’État, tel un parent riche mais indifférent, existe uniquement pour que chacun puisse lui adresser ses souhaits et revendications, alors, comme le dit quelque part Alexis De Tocqueville, nous ne sommes pas des citoyens mais des enfants. Et si l’État doit transférer ses responsabilités à l’individu, à la famille ou à la région, chacune de ces entités doit accepter le fardeau et commencer à se montrer exigeante envers elle-même. La personnalisation démocratique exigera un meilleur type de citoyen. ■
Martin Gurri
Rien de nouveau sous le soleil