PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Commentaire – Cette « chronique » est parue dans Le Figaro du samedi 6 mai. Nous ne sommes pas toujours d’accord avec Mathieu Bock-Côté, notamment lorsqu’il persiste à vouloir « sauver la démocratie libérale » (cf. son débat avec Nicolas Baverez), celle-là même qui nous a conduits à la situation qu’il dénonce ici et ailleurs avec tant de force et de constance. Car, au fond, son analyse suppose ici une certaine forme de continuité entre le chaos révolutionnaire qu’organisent les milices d’ultra-gauche et le chaos latent du « régime diversitaire » en exercice, y compris, de facto, la « chère et vieille droite » complice par participation à tout ou partie de l’idéologie progressiste postmoderne façon Macron, par intérêt ou par soumission. Ici, selon toute apparence, l’analyse de Mathieu Bock-Côté va jusqu’à faire cette constatation. G.P.
CHRONIQUE – Il suffit de voir l’organisation quasiment militaire des milices d’ultragauche pour comprendre que nous sommes devant des forces entraînées, qui professionnalisent leur pratique de la guerre civile.
« Les milices d’ultragauche ne sont pas nées hier. Sous la bannière de l’antifascisme, elles exercent depuis longtemps une terreur militante. »
La meilleure manière de ne rien comprendre à la violence de rue des dernières semaines est de la réduire à celle de casseurs qui viendraient simplement semer la pagaille par amour du chaos. Certes, on trouve chez eux une fascination de l’émeute, qui caractérise bien les personnalités antisociales surgissant au cœur de la cité quand elle est fragilisée.
Mais réduisant leur violence à cela, on la dépolitise et la désidéologise, ce que l’on fait aussi, d’ailleurs, quand on ne parle d’eux qu’à la manière de casseurs. Car la casse n’est qu’une méthode. Il ne sert à rien de parler du moyen sans parler de la fin. On pourrait dire la même chose, toutes proportions gardées, du terrorisme. Il ne sert à rien d’en parler sans parler de l’idéologie qui en fait usage. Il ne sert à rien de parler des casseurs sans rappeler au nom de quelle cause ils cassent.
Et nous sommes ici devant des casseurs d’ultragauche, qui mènent une stratégie ouvertement révolutionnaire, ce qui ne les empêche pas de partager, de temps en temps, certains objectifs du pouvoir. Il est d’usage de présenter cette ultragauche comme une force politique informelle, très peu organisée, presque pas hiérarchisée, qui se formerait quasiment spontanément, dans le cadre des manifestations à perturber, avant de se dissoudre juste après.
L’État impuissant
Mais cette vision relève davantage de la propagande que de la réalité. Il suffit de voir l’organisation quasiment militaire des milices d’ultragauche pour comprendre que nous sommes devant des forces entraînées, qui professionnalisent leur pratique de la guerre civile. Sa capacité à mobiliser des milliers de miliciens, souvent venus de l’étranger, en témoigne aussi. L’ultragauche est bien plus structurée qu’on ne veut le croire.
Pourtant, l’État, devant ces miliciens, semble impuissant. Devant ces milices organisées, qui, souvent, veulent blesser ou même tuer les policiers qu’ils affrontent, l’État « de droit » ne veut voir que des individus agrégés, presque des manifestants comme les autres. L’ultragauche parvient, comme d’autres mouvances factieuses, à instrumentaliser le droit pour s’invisibiliser politiquement, un peu comme les islamistes sont parvenus, partout en Occident, à formuler leurs revendications ethnoreligieuses dans le langage des droits individuels. Dès lors, elle peut infiltrer les cortèges de manifestants, presque s’annoncer, sans jamais vraiment risquer quoi que ce soit.
Complaisance de la gauche radicale
Il faut ajouter deux éléments à la réflexion sur l’ultragauche. Le premier: la complaisance des grandes figures de la gauche radicale pour l’ultragauche n’est plus à démontrer. Même la presse de gauche y participe, en minorant complètement sa violence ou plus simplement encore, en n’en parlant jamais. Même une tentative de meurtre contre les policiers ne les émeut pas.
La vieille thèse hobbesienne puis webérienne voulant que l’État dispose du monopole de la violence légitime est désormais contestée. La gauche radicale renoue avec le logiciel révolutionnaire et présente l’État comme une structure répressive illégitime. Inversement, la rue militante pratiquerait l’autodéfense sociale.
Quant aux milices pratiquant la censure des uns et des autres, elle exercerait un contrôle légitime de la parole publique contre les discours haineux d’une civilisation agonisante empêchant la pleine expression identitaire des minorités. La violence légitime n’appartient plus à l’État mais à ceux qui entendent incarner un changement social radical.
Indifférence et admiration
Le deuxième élément : les milices d’ultragauche ne sont pas nées hier. Sous la bannière de l’antifascisme, elles exercent depuis longtemps une terreur militante contre les intellectuels, les mouvements et les partis que le régime assimile plus souvent à tort qu’à raison à «l’extrême droite», seule ennemie absolue, presque sortie des enfers. On l’a encore vu lors de la campagne présidentielle.
Elles suscitaient alors un mélange d’indifférence et d’admiration. Indifférence, dans la mesure où la presse traitait rarement cette violence comme un fait politique. Admiration, dans la mesure où on célébrait l’audace militante de ceux qui osaient défier physiquement le « fascisme » en avalisant par-là la définition délirante qu’en donnent les antifas, pour qui tout ce qui est à droite du centre gauche peut être à n’importe quel moment fascisé. Les milices d’ultragauche jouaient donc structurellement le rôle de supplétifs du régime diversitaire.
Mais ces milices, aujourd’hui, jouent leur propre jeu, à la surprise d’une élite qui croyait maîtriser de loin cette tendance, ou qui la jugeait trop faible pour pourrir la vie de la cité ailleurs que dans ses marges. Et un nouveau cycle de violence révolutionnaire commence dans le monde occidental. Et nous ne sommes pas prêts mentalement à affronter ceux qui se donnent le droit à toutes les violences jugées nécessaires pour semer le chaos. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois(éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] – le Le Nouveau Régime(Boréal, 2017) – Et La Révolution racialiste et autres virus idéologiques, Presses de la Cité, avril 2021, 240 p., 20 €.